Dans « L’ère de l’individu tyran ». La fin d’un monde commun ». L’écrivain et philosophe français Eric Sadin dresse un sombre portrait de cette époque. Le commun, le politique tel que nous le connaissions, est mort. La société n’existe plus ; Il y a un rassemblement d’êtres. Un nouvel ethos est apparu, une subjectivité favorisée par les téléphones portables et Internet, qui fournissent une autonomie en collision avec un panorama de pauvreté, de précarité, d’inégalité et d’humiliation, dans lequel des émotions telles que la haine et la rage sont courantes. Le texte du Français, publié en Argentine par CajaNegra, se déroule avec fluidité pour deux raisons : non seulement il s’agit d’une analyse culturelle et politique riche, pleine de détails et de bonnes idées, mais il se distingue également par sa prose et son envolée, ce qui n’est pas si courant dans les livres de philosophie.
Critique aigu des mutations technologiques, auteur d’ouvrages comme « La Silicononisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (2016) » et « L’intelligence artificielle ou Le Défi du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical (2018) », Sadin change ici de focus pour se concentrer sur la psychologie individuelle et collective. Dans cet ouvrage, chaque paragraphe vaut la peine et chaque idée est parfaitement liée à la précédente, avec un œil déductif qui va du particulier au général, arrivant toujours à un endroit inattendu.
En résumé, la thèse est la suivante : au cours des années 2010, une nouvelle condition de l’individu contemporain a émergé. Elle est faite de deux tendances opposées, d’une « dislocation ». D’une part, les gens ne se sentent pas maîtres d’eux-mêmes, ils subissent une pression permanente dans l’exercice de leur travail, ils sont de plus en plus confrontés à des situations « brutales et précaires », ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts, les inégalités s’aggravent, les services publiques et solidarité diminuent. De l’autre, ils sont équipés de technologies qui leur facilitent l’existence, leur donnent un accès immédiat à l’information, leur donnent la parole, leur permettent d’exprimer leur propre opinion et leur procurent un sentiment d’autonomie.
Le cœur de l’ère de l’individualisme tyran est « l’abolition progressive de tout ciment commun ». A sa place, il y a « une fourmilière d’êtres épars qui prétendent désormais représenter la seule source normative de référence et occuper de droit une position prépondérante ». « C’est comme si, en deux décennies, l’imbrication entre la prétendue horizontalité des réseaux et le déchaînement des logiques néolibérales (…) était parvenue à une atomisation des sujets qui est incapable d’établir entre eux des liens constructifs et durables, pour faire prévaloir les revendications prioritaires en fonction de leurs propres biographies et conditions », explique l’auteur.
L’expressivité est la « nouvelle passion contemporaine » : nous nous racontons comme si notre propre existence était exceptionnelle ; Nous sommes passionnés par l’organisation d’un récit de notre propre vie. Il ne suffit pas d’avoir des expériences, nous voulons les reproduire dans une histoire et c’est seulement là qu’elles semblent avoir de la validité. Pour cette prémisse, le penseur consacre des pages et des pages à l’exploration des détails et des fonctions, entre autres, de trois des réseaux sociaux les plus importants, par ordre d’apparition : Facebook, Twitter et Instagram. L’écrivain aborde également des plateformes comme Uber, qui nous permettent d’évaluer le service de chaque conducteur, ou des applications de rencontres, qui en nous invitant à swiper vers la gauche sur des profils qui ne nous intéressent pas, nous font nous sentir propriétaires non seulement de nos appareils mais aussi de notre corps.
Avant de décomposer les réseaux sociaux - un aspect très amusant du livre qui vient d’arriver dans la troisième partie -, Sadin fait un tour, également chronologique, à partir de l’après-guerre, à travers les circonstances politiques, économiques et culturelles qui ont conduit à l’actuel ethos . Parce que cet éthos n’est pas né uniquement des téléphones portables et d’Internet ; il a été construit. L’auteur fait une brève chronique, décennie après décennie, pour expliquer comment nous avons atteint un présent de « saturation » dans lequel pratiquement personne ne peut imaginer des « horizons providentiels », car ce serait un luxe. Le point de départ est une analyse rapide de l’origine du libéralisme moderne, à travers la figure de John Locke (1632-1704). Le processus qui construit l’ère de l’individualisme tyran passe aussi par le mythe du self-made man typique de la culture néolibérale et le narcissisme de masse des sociétés de consommation.
Dans cette première partie, nous commençons à entrevoir un peu de l’approche qui sera présente tout au long du texte : pour Sadin, le monde culturel occupe la même importance que le monde politique. Les sujets de son analyse sont les skateboards, les fonctions incorporées dans les programmes de radio, les émissions de téléréalité , les téléchargements de films gratuits, Siri, les selfies, les trottinettes électriques… Presque tout était une attaque contre la sociabilité. Et bien que les réseaux donnent l’idée d’être plus en communication, il s’agit d’une fiction sans interférence au niveau de la réalité.
La post-vérité et le phénomène des fausses nouvelles font également parti de cet essai. Ils font partie d’une nouvelle ère dans la liberté d’expression. Le vrai et le faux ne s’opposent pas, mais le je et le nous, oui. Des « subjectivités revanchistes » émergent, des « particularismes autoritaires » qui luttent pour construire leur propre vision des choses et « tordent le cou à tous les discours censés naître de l’ordre « officiel » ». Un exemple récent est ce qui s’est passé lors de la pandémie. La société n’est pas fracturée : il n’y a pas de société. Au sein des minorités, Sadin cible le langage inclusif, Me Too , la rupture du genre binaire. Ces discours sont peu originaux, et aussi antipathiques aussi parce qu’il semble avoir perdu de vue la place à partir de laquelle s’ affirme : l’homme, occidental, blanc, avec une place reconnue dans la parole publique.
C’est l’époque de la haine, un affect apparu dans les années 90, aujourd’hui inhérent à tout individu et canalisé sur les réseaux sociaux. Sur le plan politique, c’est l’heure d’un phénomène sans précédent : le vacillement répété des structures de pouvoir traditionnelles, l’ingouvernabilité permanente. Dans les dernières pages, l’auteur se concentre sur de nouvelles formes de violence : depuis les altercations et les comportements grossiers dans l’espace public jusqu’aux meurtres de gens connus ou inconnus qui servent de boucs émissaires.
Peut-être lui-même imprégné du climat de cette époque, le philosophe consacre à peine quelques lignes à formuler des hypothèses sur l’avenir : peut-être ce qui vient sera un « fascisme d’un nouveau style », « un fascisme individuel atomisé ». Face à cette possibilité, l’Histoire impose la reconstruction du commun.