Houris, «premier» roman algérien sur la décennie noire ?

Cette affirmation répétée à satiété, de notes de lecture en articles à peine plus conséquents, n’est jamais une question qui obligerait à connaître les romans algériens. On a trouvé l’oiseau rare, celui qui nous parle de l’Algérie sans accuser la France ; au contraire, qui nous offre un pays à savourer en tout exotisme avec des femmes victimes bien voilées ou égorgées, un cadre villageois loin des contradictions d’une société qui est pourtant aussi urbaine que paysanne, une guerre dans laquelle le colonialisme n’a rien à voir et une violence sans rapport avec celles que vit le pays depuis un certain 5 juillet 1830.

Ainsi, à chaque fois, on décerne au romancier un satisfecit sans preuve, tant la marche vers le Goncourt était programmée et orchestrée dès la sortie du roman en août 2024. Que le roman ait des insuffisances que j’ai développées dans mon article aisément consultable sur le site de la revue en ligne Collateral, le 13 septembre 2024, est, de mon point de vue, évident. Je ne m’y attarderai pas pour ne pas radoter. Que Houris soit pétri de clichés et de poncifs rend sa lecture plus aisée puisque la fonction du cliché est de dispenser d’explications trop recherchées à un nom, une comparaison ou une situation.

Un simple exemple sans s’attarder plus : la comparaison entre le sacrifice du mouton par Abraham (pardon ! Ibrahim) et le sacrifice du genre féminin. Une citation parmi d’autres : « Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c’était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d’autres où l’on te mangera, et d’autres encore où l’on t’égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d’un vieux prophète, et quelqu’un te violera. D’ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles ».

Le genre féminin en Algérie est menacé en permanence d’éradication. Ô mes sœurs musulmanes, pleurez ! Zoubida Bitari titrait ainsi son autobiographie chez Gallimard en 1964. Loin de moi l’intention de masquer les problèmes du pays. Je veux souligner la systématicité des choix transformés en généralités et absolus au risque de bousculer et de masquer la complexité du réel. Mais comme le roman est édité en France où l’on ne voit l’authenticité algérienne que dans l’écrasement des femmes, la misère généralisée et le sous-développement, la corruption et le manque de démocratie (le mot magique pour se sentir supérieur aux pays du Sud), ces choix exclusifs font mouche.

En France, le ressentiment est profond contre l’Algérie. Et Kamel Daoud sait surfer sur ce ressentiment, le creuser – c’est son droit mais c’est aussi celui du critique de le pointer – et installe le lecteur français dans un confort idéologique. Car lorsque le lecteur ouvre un roman algérien, il craint de retrouver la France au banc des accusés. Quel soulagement de lire un roman où les Algériens se tuent entre eux. On vous l’avez bien dit que l’indépendance n’était pas pour eux, n’est-ce pas ?

Ainsi ce roman renvoie à une réalité partielle et partiale sans antériorité explicative : il faut gommer l’histoire, celle apprise au lycée « jusqu’à vomir les chiffres et surtout les dates de la guerre de libération de ce pays ». Pour comprendre une séquence historique, faut-il oublier celle qui précède et la tourner en dérision ?

On nous dit que Kamel Daoud « brise enfin le tabou de la guerre civile algérienne », que « c’est la première fois qu’un écrivain parle directement sans fard, des années de plomb en Algérie, avec des dates précises, avec le nombre de victimes recensés ». De telles affirmations montrent l’ignorance profonde de la littérature algérienne. On peut suggérer une liste non exhaustive depuis… 1997 et donner quelques titres dont : en 1998, Rose d’abîme d’Aïssa Khelladi (Le Seuil), et Les Amants démunis d’Anouar Benmalek (Calmann-Lévy); en 1999, Le Serment des barbares de Boualem Sansal (Gallimard) et Les Amants de Shéhérazade de Salima Ghezali (L’Aube) ; en 2003, Les Silences de Médéa de Malika Madi (Espace Nord). Et, tout près de nous, en 2024… chez le même éditeur, (soit Gallimard), Bientôt les vivants d’Amina Damerdji !

On peut quand même s’étonner que l’auteur, parfaitement au courant de ces publications, pour en avoir chroniqué certaines, fasse table rase de cela, ne démente pas les journalistes, et conforte même leur ignorance et leur paresse. Il pourrait penser aussi à des titres de son propre éditeur algérien, Barzakh, comme ceux de Maïssa Bey en 2017 ou d’Arezki Mellal en 2000 ; également, Matahat, la nuit de la discorde, de Hmida Ayachi, particulièrement audacieux, halluciné sur la décennie noire, traduit de l’arabe en 2016, et enfin, en 2017, celui de Adlène Meddi, son propre collègue au magazine Le Point, le roman 1994.

Comme Kamel Daoud, chacun de ces romanciers fait vivre cette guerre civile – parfois même au moment où elle se déroule –, en n’embrassant qu’une partie du réel. Tous, mis en lecture collective, dessinent cette période cruciale et violente pour l’Algérie. On peut lire l’étude toute récente, publiée dans Orient XXI : « Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique : L’amulette et le divan. L’épineuse prise en charge des traumatismes en Algérie » de Ghania Khelifi et Ghada Hamrouche, du 9 juillet 2024. Simples références pour situer Le roman de K. Daoud dans un contexte beaucoup plus large : ce n’est pas la traversée de la Méditerranée qui permet à un intellectuel de s’exprimer – que l’on sache, il a beaucoup écrit en Algérie et son billet dans Le Quotidien d’Oran ne donnait pas dans l’euphémisme – mais la nécessité de laisser déployer des imaginaires pour approcher une/des vérités, un besoin d’interroger le passé plus ou moins proche qui gangrène une société durement éprouvée depuis plus de deux siècles.

Les deux guerres que le romancier se plaît à opposer pour neutraliser l’une et amplifier l’autre, de nombreux romanciers les ont mises en parallèle non pour « vomir » les références mais pour en montrer les liens sournois et dévastateurs. La résistance au colonialisme ne fut pas une promenade de santé et on ne peut la rejeter sous prétexte de manipulation des pouvoirs en place, comme le font tous les pouvoirs pour toutes les guerres. Que le prix Goncourt ait été attribué à ce roman-là en dit long sur la difficile écoute de l’Algérie dans toute sa complexité, en France.

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