La figure insupportable du colonisé

L’archive coloniale n’a jamais été un exercice tranquille de lecture. Y compris, en ne travaillant que sur les mécanismes froids de notre dépossession – les dispositifs légaux de la nationalité française attribuée aux Algériens -, nous ne lisons en vrai que la violence létale commuée en violence légale. L’archive coloniale nous oblige à revenir sans cesse à ce qui commence par le sang et finit en écritures.

Et, aujourd’hui, tout s’effondre encore. Posé àras du chaos, l’ordre réglé du discours et des débats, tel qu’il est arrêté, peut-il encore tenir ?

Le génocide des Palestiniens opère tel un fixateur. Il parle cette angoisse sourde du meurtre recommencé des miens, sorte de tue-tête réarticulé de cette commissure du crime colonial qui, ayant meurtri la chair de nos parents, s’était inscrite à mon corps défendant au plus profond de moi. Aujourd’hui donc, le tout du colonial refait surface, et je ne sais plus où hurler au monde.

La Palestine me révèle à ma condition carnée. Elle me fait figure d’épouvante quand, dans ces arènes universitaires, je viens perturber le confort des taiseux qui, au souci du monde, ont choisi le souci de leur carrière.

Hurler au monde donc.

Je voudrais commencer – ou recommencer d’ailleurs – par la statistique morbide, la litanie des morts et des endeuillés, mais le chiffre terrorise nous dit-on, parce que la source n’est pas bonne : elle est articulée par le Hamas et son ministère d’une santé ruinée par le bombardement israélien.

Nous pourrions manipuler ce chiffre, le réinscrire dans la chaîne des citations autorisées, chercheurs de toutes parts et contradictoires qui, un siècle déjà, nous ont livrés les clefs d’un conflit, sans pouvoir le terminer, et donnant aujourd’hui cette impression de refroidir le crime d’hier pour assurer, à aujourd’hui et à demain, sa ration gloutonne de morts. Le pouvoir de citation ? A quoi bon travailler le cadavre, cela ne sait faire revenir les morts parmi les vivants.

Là où la révolte devrait surgir, il ne s’élève que des résignations confortables, jouant honteusement de l’injonction épistémologique contre une injonction éthique. Génocide ? la chose n’est pas décidable nous dit-on. Il manquerait de la data pour prendre l’exacte mesure des crimes israéliens. Que vaut ce luxe des dispositifs de savoir, conformes aux institutions universitaires néo-libérales, quand Israël, ne s’embarrassant pas des inquiétudes méthodologiques, reporte l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre asymétrique ?

Il vaut consentement, par prudence et par lâcheté, au meurtre des Palestiniens. Il est concupiscence du regard. Un vouloir-voir au plus près de ces cadavres amoncelés, par crainte de tout confondre et de ruiner l’exceptionnalité du génocide juif de la Seconde Guerre mondiale. L’examen cadavérique auquel nous sommes sommés est ce regard myope du monde occidental et de ses intellectuels fatigués par leur sentiment de culpabilité à l’encontre des juifs. Aujourd’hui, l’objectivisme est un parler faux. L’attente réglée des données empiriques a été la meilleure chance donnée au meurtre des Palestiniens.

Il est vrai que toujours le meurtre se commet d’abord dans et par le langage. Nous savions que sous le plaisir du texte, souvent, le parler colonial délivre dans des tours de phrases, mi littéraire mi martiaux, des permis de tuer l’Arabe. Mais si la sémantique a de tout temps était ligne de front et ligne de faille de ces sociétés coloniales, aujourd’hui, la bataille de dénomination est un piège à visée d’épuisement. Appelez donc cela carnaval, si il vous plaît. Je vous rétrocède le mot génocide, ce tabou/totem mal vieilli qui n’inscrit pas l’Arabe de cette garantie de non-répétition. L’exactitude catégorielle est trop post-mortem ; elle suit la mort là où nous devrions pouvoir l’arrêter.

Convoquons alors la loi et le droit, paroles d’autorité à qui manque le pouvoir de contraindre les parties, comme nous le montre encore la dernière livraison de la CIJ sur le sujet. Ce jugement des juges internationaux, parce que vide de commandement, prolonge effrayé la furie criminelle. D’ailleurs, Palestiniens et colonisés de toute époque, savent d’expérience que chercher le juste dans la loi et par la loi qui vous dépossède est une dépense en pure perte.

Ainsi en a décidé l’Assemblée Générale de l’ONU le 29 novembre 1947, par sa résolution qui ne résout rien, si ce n’est qu’elle instille le principe de la guerre permanente, autrement dit, autrement vu, de la résistance palestinienne. C’est souvent ainsi que les guerres viennent au monde, après délibérations des puissants, mandataires réunis en session spéciale, mais à qui le renfort de formalisme juridique ne pallie jamais au défaut d’un consentement indigène.

Ce n’est que cela qui « nuit au bien général et aux relations amies entre les nations » : le défaut de consentement, autrement dit l’arbitraire de la Loi et de ses partages qui, usant de son pouvoir de définir les choses, prête aux autres sa propre nature : « un acte d’agression ». Mais nous, nous savons que pareil consentement ne se gagne jamais à l’usure. Nous savons que la seule « menace contre la paix », telle que l’articule un langage vieilli hérité de la SDN, ce sont ces mauvais partages entre le juste et l’injuste.

Il nous resterait alors à penser le fait accompli, à s’y résigner, mais souscrire à pareille éthique fait mal à nos consciences historiques. Et c’est aux seuls dépossédés, aux Palestiniens eux-mêmes, de décider de ce que le temps fait à leurs justes et légitimes aspirations, de prononcer s’ils le souhaitent les prescriptions par lesquelles pourraient se penser un côte-à-côte plutôt qu’un face-à-face avec l’occupant.

De ce que nous savons, depuis Alger et son long siècle colonial, c’est qu’un fait d’occupation organise entre occupants et colonisés une coïncidence de lieu dans une discordance de temps. Depuis 1948 donc, – et bien avant cela sans doute – jamais les Palestiniens n’oublièrent la guerre qui leur est faite. Jamais ils ne s’inscrivent dans un même temps d’avec l’occupant. Cet impossible oubli remet chacun à sa juste place. Et toujours, reviennent-ils à ces premiers partages de la guerre et des lois qui la poursuivent dans un compagnonnage assassin. La ligne de front bien que fuyante n’a jamais cessé d’exister. Et toujours et encore, il y aura des retours malheureux à la guerre … jusque vienne la dernière.

Nous savions mais nous faillîmes.

Aujourd’hui, ici et maintenant, entre nous, est un jour qui ne peut s’engager sans dire ce qui déroute, ce qui trouble la raison et la foi et rend incompréhensible, ce qui jusqu’alors a été désigné « monde » : le scandale de la réitération, le sans cesse recommençant, le scandale du mal, et le bonheur rieur des méchants. C’est comme retourner au 19ème siècle avec les moyens du 21ème, comme le dit Ghania Mouffok à qui je partage une même condition d’écrivant.

Aujourd’hui donc, que pourrait bien être cette somme de discours à venir, entre nous, qui, au bruit des bombes, à l’odeur du feu et du sang, s’effondrent dans leurs propres proférations ?

Que devrait être ce temps de pourparlers académiques, s’il ne veut être une somme d’intelligences qui, couchées sur papiers, consommant la page comme on consomme le crime, se meurent de rester sans échos dans le monde, sans secours pour les Palestiniens dont le génocide annoncé est désormais feuilletonné par les mots des uns et des autres, et les nôtres mêmes ? – un acte gratuit depuis que les mots, n’agitant qu’un milieu de propagation restreint, ne savent arrêter les bombes et les massacres.

Par quoi opère la sortie du tragique colonial, et assurément, sans devoir à rougir, la possibilité d’un renversement du monde ? Car ce monde doit finir, le tout du monde, ses ordres narratifs, légaux et esthétiques.

Il ne peut se penser d’écriture décoloniale, sans l’articuler à une prétention, exorbitante mais justifiée, de revendiquer ou de disputer un pouvoir de direction du monde plutôt que de se restreindre à sa simple description. Car comprendre, saisir le chaos par l’entendement, ne l’arrête pas. Alors peut-être, comme le dit la philosophe Françoise Collin dans son étude sur Blanchot, « il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. » Une écriture qui dévie, qui écarte, qui débusque et qui souvent terrifie les bien en place. Mais le monstre est bien ailleurs que sous nos plumes.

Être Brutus, c’est reposer ce vieux problème, visiblement mal résolu, de la violence dans l’histoire et de ses légitimations différenciées et discriminantes. Et sortir le monde actuel de son orbite et de ses limites nous oblige précisément à la redite de cette question secousse. La résistance armée est rarement impeccable. Mais dire que les violences palestiniennes et israéliennes s’engendrent mutuellement, c’est emprunter à Camus sa « casuistique du sang », autrement dit faire oublier le meurtre premier, l’effraction coloniale par laquelle tout procède et tout revient. Une diachronie que nombres d’historiens feignent d’oublier dans leur défense « au droit d’Israël d’exister », un coûte-que-coûte assumé à la Scuola Superiore Meridionale de Naples, où j’étais en poste l’année dernière, avant de démissionner.

Si écrire l’histoire à la manière décoloniale, c’est bien souvent prendre part et prendre goût au monde et à son écriture, elle n’est cependant pas simple plaisir égoïste d’auteur. Goûter aux joies du récit, c’est refaire une conscience égale au monde. C’est faire un monde mien quand d’ordinaire nous l’habitons comme non coïncidents. Il nous faut réécrire la chair et les paroles vives de derrière les concepts froids des grandes écoles de pensée, de derrière les taxinomies légales qui, découpant le monde, nous le fait souvent trop étroit, espace d’inconfort et d’insécurité, quand nous n’y rôdons pas comme âme en peine dans ce qui est devenu pour nous l’espace d’une chasse à l’homme.

Écrire donc ce qui commence par le meurtre et par le sang a toujours été une épreuve, une douleur. Et, encore, il nous faut gémir sérieusement ici et là. Mais pour que l’histoire décoloniale atteigne le plus haut point de son genre, pour qu’elle excelle autrement que par les effets de style et l’esthétique de ses formes, elle doit s’accepter comme écriture de l’accountability, pour employer un anglicisme utile, une écriture qui accuse donc car il n’est de justice sans accusation.

J’ai encore dans l’oreille cette clameur d’une Algérie libérée, rieuse d’un temps où elle sut faire de l’anticolonialisme une passion joyeuse, un tue-tête qui aujourd’hui ne réussit pas à dominer le beuglement du monde, chauffé à blanc et à sang par des criminels se gonflant de tout leur souffle et vomissant en rafales la furie des bombes gueulantes, comme s’il ne s’agissait que de brûler un peu de poudre pour nettoyer le monde, faire place nette de ses gens tombés dans la choséité. Aujourd’hui on fait encore bombance de nos chairs. Colonial, « cela parle, cela ne cesse de parler », comme une matière qui ne s’épuise pas.

Nous savions et nous faillîmes.

Décidément, les colonisés sont des figures de l’insupportable, car le crime que nous racontons ne se laisse jamais regarder de face. On pue la mort. Toujours, le crime colonial fait à l’indigène visage affreux. Toujours, il nous défigure. Car il faut pouvoir nous tuer, aisément et en masse, dans l’indignité du nom qui nous est prêtés : terroristes. Le crime des Palestiniens est un crime sans que vraiment ne coule le sang, car nous sommes des victimes trop cannibales, pour avoir osé retourner à l’État colonial sa violence principielle.

Ici, à l’Université de Nanterre, nous ne devons cessez de se remémorer que nos pères étaient les terroristes d’hier. Vous devez l’entendre. Sinon il nous reste à fuir les mots d’un langage menacé de l’intérieur, d’une langue réduite à ses effets et aux petits plaisirs qui y sont attachés.

Notre part à prendre, que peut-elle donc être quand les puissants de ce monde déplacent l’épreuve de falsifiabilité sur le terrain de la guerre recommencée. Que perdons-nous dans le tout du langage ? Que reste-t-il à dire au milieu du bruit, pour faire entendre ce qui nous réunit aujourd’hui ? Que serait l’extrême de notre parole ? Une parole qui ne serait le je du bavard, qui saurait se faire entendre et comprendre, un travail sur le monde donc.

L’écriture décoloniale doit pouvoir tout emporter, ou alors la force seule doit pouvoir continuer à faire sens. La force seule, pour nous aussi.

Les Palestiniens sont les justes à qui la force a manqué …et ce, de notre faute à tous. Il est aussi là le scandale. Prendre sa part et prendre goût au monde, ce n’est plus dès lors un problème de définition de qui est qui, mais un problème de méthode pour faire triompher la justice dans cette exigence de vérité : les Palestiniens sont les justes à qui la force manque. Cela dit tout le tragique de la situation interrogeant les historiens que nous sommes sur ce que doit être, s’il y a lieu, une éthique de responsabilité aux temps des colonies, en temps de génocide.


* Illustration : Photographie de l’aïeule de l’auteur. Copyright © Noureddine Amara archives familiales.

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات