Adolescence Politique

Si nous regardons bien, nous pouvons reconnaître en lui un fanatique ou, peut-être mieux, une sorte d’adolescent mal élevé : soumis et rebelle, pathétique et ridicule, vantard et empathique. Nous pouvons le reconnaître et nous le reconnaissons, mais souvent nous ne voulons pas voir au-delà. Cela nous arrive parce que nous avons oublié. C’est pourquoi, face à l’oubli - ce que l’on appelle aujourd’hui cyniquement la « mémoire complète » - la condition démocratique affirme et soutient trois devises qui ne cessent d’osciller. La première est le mot « mémoire », souvent accompagné d’un chant : « Comme aux nazis ça va vous arriver... [jusqu’à sous le lit, nous allons vous chercher] », qui a été scandé lors de la manifestation au Centre Culturel Haroldo Conti [1].

Il me semble que cet événement a soulevé au moins une question : tout ce qui s’est passé dans l’ExMa (jeu de mot à partir de l’ancienne ESMA) , c’est-à-dire en Argentine, n’est-il qu’une partie de notre histoire, de notre hier, de ce que nous avons laissé derrière nous ? Nous persuadons-nous peut-être que nous sommes déjà différents ou que nous avons changé et que le fascisme archéologique n’est qu’un phénomène historique, une période endormie de l’histoire politique dont nous sommes sortis « miraculeusement », nés à nouveau grâce à la démocratie et que la démocratie est un droit radical inaliénable ?

Il me semble que nous n’en sommes pas encore totalement sortis, que nous n’avons pas encore vaincu ce spectre qui ressurgit par bouffées d’air fétide. Parce que certains types de pouvoirs nous obligent à oublier, en dissociant délibérément leur histoire de la vérité ; en dissociant la vérité (de ce qui a été) de l’histoire de notre communauté immédiate de référence. C’est pourquoi nous traversons un grand fleuve d’ignorance et de confusion.

Il est vrai aussi que parfois les choses ne tombent pas nécessairement dans l’oubli mais dans la confusion. Horacio Verbitsky en parle, il dit que nous nous trompons quand nous disons fascisme pour identifier l’expérience libertarienne sur les existences nationales, mais il se trompe, fasciné, parce qu’il ne discrimine pas l’une des actions centrales - loi historique profonde - de ce pouvoir : qui est de nous confondre. C’est la même histoire, qu’il serait souhaitable d’examiner sans inhiber les débats et les polémiques.

Il ne faut pas négliger les catastrophes sociales, économiques, écologiques/climatiques et médiatiques réticulées qui ont stimulé l’avènement renouvelé du fascisme désormais sournois (parce qu’il rejette la catégorie pour devenir autonome), un pouvoir transhistorique, et ce qu’il a fait au 20e siècle avec le fait étatique n’est qu’une déclinaison possible dans un éventail de possibilités. Ce qui m’intéresse ici, c’est le mode psychologique ou, si l’on veut, émotionnel de l’être fasciste. Cette modalité se vérifie par une sorte d’arrêt du dessein humain au stade de l’adolescence. Ce moment de transition se caractérise par la duplicité.

Par une manière de sentir et de penser dualiste, binaire, contradictoire, controversée, par la coexistence, dans un même être, de deux dimensions opposées - l’enfance encore inachevée et l’âge adulte naissant -, par la fusion de deux extrêmes, comme le détachement et l’audace, le rejet et l’adhésion, la tendresse et la cruauté, l’affection et l’agacement, le baiser -l’étreinte et le coup de poignard dans le dos. Mais peut-être se caractérise-t-il surtout par l’irresponsabilité. Face aux actes des adolescents, ce sont les autres qui en répondent, qu’il s’agisse d’individus, de petits collectifs (familles) ou d’institutions plus ou moins complexes. À ce stade de la vie, la responsabilité est encore déplacée ou projetée sur quelqu’un d’autre. Et ce sujet ou cette institution responsable devient une sorte de zone de confort, nous excusant pour ce qui nous manque (ce dont nous souffrons) et pour ce que nous faisons sans en être pleinement conscients. Elle prend également des décisions à notre place.

La responsabilité signifie répondre de quelque chose. Faire quelque chose et en répondre, assumer la responsabilité de ce que l’on fait, être le sujet (plus ou moins) entier de ce que l’on fait. Or, à l’adolescence, quelqu’un - sujet ou institution - est responsable de nous parce que la vie n’a pas encore achevé son cycle (si tant est que cela soit possible). Lorsque le cycle du devenir individuel, social ou politique s’arrête à l’adolescence, il s’ensuit une sorte de refoulement qui, en tant que tel, met en œuvre des mécanismes compensatoires.

L’un d’entre eux peut consister à se jeter radicalement contre la zone de confort, ce qui signifie se jeter contre une partie de soi : le moi. Et c’est sur ce sujet ou cette institution que nous projetons nos propres frustrations : nous nous déchargeons littéralement de nos responsabilités, qu’il s’agisse des parents biologiques ou acquis, de l’école, du gymnase, de la ville, de la politique ou de l’État. En Argentine, cet épais réseau de choses porte le nom de kirchnerisme.

Ces questions, si l’on veut, peuvent être approfondies avec Federico Fellini, dans le film Amarcord (qui, en dialecte émilien romagnol, signifie « Je me souviens »), qui est un film sur sa ville natale - Rimini - un lieu provincial, et dans un petit livre de lui sur le cinéma, intitulé « Fare un film » (Einaudi, 1980). On y trouve un passage extraordinaire : « Les prémisses éternelles du fascisme me semblent se trouver précisément dans le fait d’être provincial, dans la méconnaissance des vrais problèmes concrets, dans le refus d’approfondir, par paresse, par préjugé, par confort, par présomption, son propre rapport individuel à la vie. Se vanter d’être ignorant, chercher l’affirmation de soi ou de son petit groupe non pas avec cette force qui vient de la capacité effective, de l’expérience, du contact avec la culture, mais avec la vantardise, avec des affirmations qui finissent par elles-mêmes, avec l’étalage de qualités imitées [mimétiques] au lieu de qualités vraies. […] On ne peut pas combattre le fascisme sans l’identifier à notre partie stupide, mesquine, inconstante ; une partie […] dont nous devrions avoir honte […] Parce que cette partie est en chacun de nous » (pp. 155-156).

Le fascisme archéologique a déjà donné à cette partie une voix, une autorité, une monnaie et un crédit. Démasquer sa résurgence, qui s’accélère avec une soustraction du nom classique, est une manière d’affirmer notre salut, aussi précaire soit-il.


Note
[1] Haroldo Pedro Conti est né à Chacabuco le 25 mai 1925. Il a été enlevé et disparu à Buenos Aires le 5 mai 1976. Écrivain, journaliste et enseignant argentin, il est considéré comme l’un des écrivains les plus remarquables de la génération des années 1960.

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