Le 18 avril, à l’occasion de la fête nationale des forces de sécurité intérieure, le président Kaïs Saied a livré un discours qui en dit long, non pas sur la sécurité publique, mais sur l’état de la République. S’en prenant aux médias qu’il accuse de ne pas avoir couvert une visite « surprise » à Mazzouna, effectuée à l’aube, le chef de l’État a soulevé plus de questions qu’il n’a fourni de réponses. Son propos, truffé d’allusions à des ennemis invisibles, des traîtres supposés et des complots externes, relève d’un exercice devenu coutumier : une rhétorique du soupçon au service d’un pouvoir solitaire.
Une visite furtive, une parole autoritaire
« Où sont les médias ? », s’interroge le président, comme s’il ignorait que sa visite à Mazzouna n’avait été ni annoncée ni coordonnée avec les journalistes. Faut-il rappeler que l’information ne se produit pas spontanément à quatre heures du matin ? En choisissant de se rendre à l’aube dans une région agitée par la protestation sociale, sans micro ni caméras officielles, Kaïs Saied donne l’illusion de la proximité, tout en perpétuant l’opacité. Ce refus systématique d’interaction avec les corps intermédiaires – médias, partis, syndicats – est la marque d’un pouvoir autoritaire qui s’érige contre tout encadrement démocratique.
Le deux poids deux mesures de la sécurité
La sortie kasaïenne soulève une autre contradiction flagrante : si les manifestations nocturnes sont accusées par certains journalistes de « fatiguer les forces de l’ordre », qu’en est-il des visites présidentielles à l’aube ? Qui mobilise la police à ces heures indues? Le pouvoir, en somme, instrumentalise les institutions sécuritaires selon ses besoins : les manifestants sont des perturbateurs, mais la mobilisation policière au service de la mise en scène présidentielle est normale.
Un ennemi toujours flou, un complot toujours opportun
Comme à son habitude, le président évoque des financements étrangers qui auraient été versés pour « semer la discorde à Mazzouna ». Mais aucune preuve, aucun nom, aucun fait vérifiable. Cette stratégie du flou permanent entretient la peur et délégitime toute contestation sociale. L’on se souvient de promesses similaires formulées après le drame de Zarzis : des « révélations fracassantes » avaient été promises. Deux ans plus tard, silence absolu. Le président capitalise sur l’amnésie institutionnelle et la défiance généralisée pour construire un récit paranoïaque qui tient lieu de programme politique.
Une république en panne de récit collectif
Ce qui se joue à Mazzouna, au-delà de la mise en scène solitaire du chef de l’État, c’est la dislocation du lien républicain. À force de parler seul, à force de désigner des ennemis sans visage, le président creuse le fossé entre l’État et les citoyens. La parole publique est monopolisée, les institutions sont court-circuitées, et les revendications sociales – bien réelles à Mazzouna comme ailleurs – sont réinterprétées à travers le prisme d’un complotisme d’État.
Citoyens, pas sujets
Dans ce climat délétère, une chose demeure : la lucidité populaire. Les citoyen·ne·s de Mazzouna, comme ailleurs, savent faire la part des choses entre les préoccupations réelles – emploi, services publics, justice sociale – et les mises en scène de façade. Ils demandent à être considérés comme des citoyens à part entière, non comme des figurants dans un théâtre d’ombres. La Tunisie a besoin d’une parole politique sincère, d’une écoute authentique et d’une presse libre. Pas d’un chef d’État qui s’étonne de l’absence des caméras à l’aube.