Il est possible que les guerres civiles anglaises soient aux origines du Léviathan [de Hobbes], en le déterminant, en lui donnant un contexte fort, incontournable, mais elles ne l’expliquent pas complètement. Je risque cette hypothèse : ces guerres (parce qu’il n’y a pas eu une seule une guerre civile, mais, au moins trois, bien que maintenant on préfère les nommer ensemble) ont vu l’affrontement des monarchistes et des parlementaires. Comme toutes les guerres (et surtout civiles, il suffira de mentionner celle des Etats-Unis d’Amérique) ont fait coulé du sang et de la cruauté, pour le moins. Ce fut des temps mauvais. Des temps qui ont exprimé cette malédiction chinoise qui suggère de désirer des temps intéressants à tout celui que l’on déteste. Ces temps, ceux intéressants, cependant, nous les vivons tous, puisque l’histoire que font et subissent les êtres humains, est toujours douloureusement intéressante. Rappelons cette phrase de Borges sur Pascal : l’ont touché, comme nous tous, des temps mauvais à vivre. Ces temps ont blessé l’esprit de Thomas Hobbes, qui a vécu conditionné, effrayé par eux. Pendant les féroces combats de ses compatriotes, il n’a pas vécu en Angleterre.
En 1642, Hobbes publie sa première grande tentative de philosophie politique. Il l’intitule De Cive (Du Citoyen). Ici, il anticipe (dans la Préface de l’auteur au lecteur) la théorie qui sous-tend toutes les autres qu’il avance. D’abord : L’état de nature. Deuxièmement : La lutte de tous contre tous. Dans cet état, sur ce champ de bataille redoutable où règnent le vacarme et la fureur, préalables à toute organisation rationnelle, a lieu la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contre omnes), celle qui exige que chaque homme soit pour l’autre l’unique chose qui peut l’amener à survivre, un loup. Ainsi, l’homme est un loup pour l’homme (Homo, homini lupus est). Et Hobbes résume quelque chose que nous appellerons sa ruse essentielle, son stratagème, sa supercherie fondatrice. Qui est la suivante : si l’on veut légitimer l’émergence d’un état absolutiste, il faut introduire la peur dans la conscience libre des hommes. La peur est l’arme de prédilection du pouvoir. Elle est dans les origines de l’État bourgeois. Elle est chez Hobbes, qui fait peur à ceux qui le lisent pour qu’ils acceptent la protection du Léviathan, l’État. Il dit dans De Cive : « L’état des hommes sans société civile, état avec propriété, que nous pouvons nommer état de nature, n’est pas autre chose qu’une guerre de tous contre tous ; et dans cette guerre tous les hommes ont droit à toutes choses ».
C’est-à-dire, que l’état de nature découle par définition du concept de la propriété privée. Sans respect pour la propriété des autres, sans la certitude qui me mène à respecter autrui, ce qui ne m’appartient pas, il n’y a pas de rationalité sociale possible. La philosophie politique de l’État bourgeois surgit avec la sanctification conceptuelle de la propriété privée. Contrairement, « Rousseau (écrivent Hardt et Negri) disait que la première personne qui a voulu obtenir une partie de la nature afin qu’elle soit de sa possession exclusive et l’a transformée dans la forme transcendante de la propriété privée, fut celui qui a inventé le malheur » (l’Empire, cap. XIII). Hegel, qui n’était pas contractualiste, dira que la propriété privée est l’objectivation de la liberté individuelle. Pour tout bon bourgeois de l’Occident capitaliste – celui de nos jours et celui de toujours – cette définition est, sans plus, la vérité. C’est-à-dire si nous suivons Rousseau, le malheur. Qui (selon le Candide de Voltaire) s’est approprié la terre.
Cette menace (que décrit la situation horrible de vivre sans contrôles) permet à Hobbes de légaliser la proposition d’une seule entité toute-puissante qui introduit le contrôle, le pouvoir-ordre-contrôleur parmi les hommes. Bien sûr, Foucault a été un lecteur appliqué du Léviathan. Toute analyse du pouvoir doit partir de cette lecture. Dans le formidable chapitre XIII de son magnum un opus, Hobbes part du concept d’égalité. Il ne sert en rien, il est pernicieux. Si les hommes sont égaux en nature et raison, ils vont toujours se confronter entre eux. Tout vise à introduire la nécessité d’un être supérieur. L’égalité, le commun, n’apporte pas la paix, mais la dispute pour la possession. Hobbes écrit : « De cette égalité (...) surgit une égalité dans l’espoir de parvenir à nos fins. Et, donc, si deux hommes désirent la même chose (...) ils deviennent des ennemis ; et, pour parvenir à leurs fins (...), ils s’obstinent à se détruire et à mutuellement se soumettre l’un à l’autre ». Et plus loin : « De tout cela, il reste manifestement que, tandis que les hommes vivent sans être contrôlé par un pouvoir commun qui les maintient tous effrayés, ils sont dans cette condition dite de guerre, guerre de chaque homme contre chaque homme ».
Plongés dans cette situation tous vivent avec peur, puisqu’ils ont peur de mourir, à tout moment, d’une mort violente. Il faut, par conséquent, instaurer une peur qui dépasse toutes les autres et qui s’impose à tous comme l’unique chose dont il faut avoir peur. Ce sera mieux pour tous et chacun des hommes. Et ce sera aussi un acte pieux, parce que « la vie de l’homme est solitaire, pauvre, désagréable, brutale et courte ». Personne ne peut nier le pessimisme profond, métaphysique de Hobbes. J’ignore si Woody Allen le lui a proposé, j’ignore s’il a connu le Léviathan (il n’en a pas besoin), mais dans l’un de ses films (Annie Hall), il dit : « Pour moi la vie est divisée en deux parties : l’horrible et l’épouvantable ». Il y a aussi une histoire drôle sur un bourgeois du XIXe siècle qui sort d’un restaurant et le chef lui demande si la nourriture lui a plu. L’opulent bourgeois répond : « Elle était mauvaise, mais au moins il en avait peu ». Comme la vie pour Hobbes : « elle est solitaire, pauvre, désagréable, brutale », mais, au moins, elle est courte.
En somme, selon Hobbes la passion des hommes qui aide le plus à instaurer un ordre pour tous, est la peur. La peur de mourir. L’état de nature fait courir un risque à la vie de tous, parce que c’est un état de guerre incessant dans lequel tous croient avoir les mêmes droits.
Après l’avoir cru, tous se croient libres. Être libre est agréable mais périlleux. Être libre d’être exposé à être victime de la liberté de l’autre. Ce brillant jeu conceptuel entre être libre ou vivre en sécurité mène à la quête de ce que Hobbes nomme le Léviathan. C’est-à-dire l’État, une entité dans laquelle tous déposent leur liberté. On la remet à l’État pour que celui-ci – en tant que pouvoir supérieur à tous les pouvoirs individuels – garantisse la sécurité du tout social. La sécurité a un coût : le coût est la liberté qui reste maintenant sous l’omnipotence de l’État. Pourquoi Hobbes adosse-t-il à l’État ce nom ? Pourquoi le nomme-t-il Léviathan ?
Presque tous, ou nombreux, savent que le Léviathan est un monstre biblique, une sorte d’énorme serpent de mer. Mais peu (ou du moins, peu nombreux sont ceux que j’ai trouvés à travers des années et les fréquentes références au texte indispensable de Hobbes) ont recouru à la source. Dans quel passage tumultueux de la Bible apparaît le Léviathan ? Dans le brillant Livre de Job, l’un des Livres Sapientiaux (des livres savants) de l’Ancien Testament. On ignore qui a écrit ce livre, mais j’oserai dire que c’est le plus profond de tout l’Ancien Testament et, en ce qui concerne le Nouveau, il faudra dire que les paroles de Job, au niveau sagesse, sont à la hauteur de celles de Jésus. Job, après avoir cru si profondément en Dieu, ce Dieu terrible et vindicatif de l’Ancien Testament, lui a remis sa liberté, mais il vit en sécurité et jouit de sa famille et de ses richesses.
À la demande de Satan (comme cela se passe dans le Faust de Goethe, le Faust de la modernité dans laquelle le Satan s’appelle Méphistophélès), Dieu met à l’épreuve son serviteur, son meilleur serviteur, Job. Il tue sa famille, son bétail, lui jette des fléaux pestilents et Job, en récupérant sa liberté, lui dit des mots terribles. Enfin, Dieu, dans son dernier et extrême effort pour le dominer, lui parle du Léviathan, la bête omnipotente, invincible, à qui il reste seulement à avoir peur et à se soumettre. Dieu lui dit : « Tu pêcheras avec un hameçon le Léviathan, / tu assujettiras sa langue avec des cordes ? (...) Ton espoir serait illusoire, / puisque seule sa vue terrorise / il n’y a pas d’audacieux capable de le provoquer / : Personne sous les cieux ! / : La terreur règne autour de ses dents ! / Son éternuement provoque un scintillement / ses yeux clignotent comme l’aube. / Des torches poussent de ses mandibules / des étincelles de feu s’échappent ; / de ses narines un nuage de fumée sort / sa respiration allume les braises, / il expulse des flammes par sa bouche / devant lui danse l’épouvante. / Le fer est pour lui comme de la paille / du bois pourri du bronze. / il laisse derrière lui un sillage lumineux, / chevelure blanche on dirait l’abime. / Rien ne lui est égal sur terre, / puisqu’il est la créature sans peur. / Regarde le visage des plus hautains, / il est le roi des enfants de l’orgueil ».
Bien que Dieu, avec ses mots puissants, nomme le Léviathan comme créature (être créé), il est clair pour Job et pour nous qu’il ne s’agit pas d’un ens creatum, mais du roi de la création lui-même, Dieu. L’État hobbesien est, alors, Dieu. Et la première chose qu’il demande aux hommes pour leur octroyer le bonheur de vivre sûrs, est leur liberté. De cette façon, dans ce premier dessin majestueux de l’État bourgeois capitaliste, il y aura la sécurité seulement si les hommes, en se soumettant, remettent au Léviathan leur condition d’êtres libres.
Bruce Ackerman, un brillant constitutionnaliste usaméricain, a publié un livre au titre explicite : « Avant qu’ils ne nous attaquent à nouveau ». C’est un chef-d’œuvre de la peur et de la paranoïa. Il dit à ses lecteurs : « Si vous ne voulez pas qu’ils nous attaquent à nouveau (si vous ne voulez pas un autre nine-eleven) nous avons besoin de vous surveiller, si vous voulez vivre en sécurité, le coût c’est la liberté, que nous remettons à l’État antiterroriste. » Au Léviathan du XXIe siècle. De cette façon, et en nous référant aux mauvaises, très mauvaises, nouvelles de ces jours derniers, les attaques terroristes favorisent les faucons d’Occident, et les citoyens qui, entre leur liberté et la furie monstrueuse du Léviathan, soit, entre ces deux possibilités, choisissent, par peur, une peur exacerbée par des livres comme celui de Ackerman et par le pouvoir médiatique associé au Complexe Militaro-industriel, la deuxième.
Ils dansent, alors, soumis mais sûrs, la danse de la frayeur sous le regard du Léviathan.
* José Pablo Feinmann philosophe argentin, professeur, écrivain, essayiste, scénariste et auteur-animateur d’émissions culturelles sur la philosophie.