Après son essai sur la « Société de la fatigue », c’est sur la question de la transparence que Byung-Chul Han s’est interrogé. Aujourd’hui, publier ses « confessions » est en effet à la mode. Politiciens, mathématiciens, gens d’Eglise, inconnus, peu importe l’auteur, il faut que la vie de tout un chacun soit « mise en lumière ». Il nous faut tout dire en public, y compris – et surtout – ce qui ne regarde personne. La transparence, nous dit-on, est la base de la confiance. Byung-Chul Han s’élève avec clarté et véhémence contre cet état de fait de notre société qu’il n’hésite pas à qualifier de « pornographique », dans son ouvrage « La société de la transparence », paru en 2012.
Il s’interroge d’abord sur les raisons de cette attitude. Pourquoi notre société a-t-elle besoin de la transparence ? Parce que notre société est devenue une société du rendement. Or pour obtenir une valeur sur le marché, une chose doit être exposée aux yeux de tous. « Les choses doivent être exposées afin d’avoir une valeur commerciale. » C’est pourquoi « dans une société de l’exposition chaque sujet devient son propre ‘objet-à-vendre’. »
Il faut que les transactions avancent rapidement, la communication doit être efficace, ce qui nous conduit à toujours être dans le « action-réaction ». Il faut que notre jugement ne prenne pas plus de temps qu’il n’est nécessaire pour cliquer sur le like ou dislike. Le temps pour la réflexion, pour l’intériorité n’a pas sa place dans cette démarche.
Et surtout, notre société a peur de l’altérité, de ce qui ne peut pas être contrôlé, de cet espace de liberté qui peut faire sortir une personne du système dans lequel elle tient son rôle. Alors il faut mettre en place un contrôle qui n’est pas celui d’un pouvoir transcendant qui délimiterait les règles, mais un contrôle immanent dans lequel tout le monde peut contrôler tout le monde : le chef politique, ses citoyens, et l’employé dernier arrivé, son patron.
Pour cela il faut mettre toute action, toute personne dans une lumière qui uniformise tout. Vouloir rendre les choses, les images, les actions ou les personnes transparentes, nous dit Han, c’est vouloir leur enlever cette part qui nous échappe et qui les rend uniques. C’est vouloir rendre toute chose identique. Nous avons l’idée d’une justice où chaque chose reçoit exactement la même part que toutes les autres, où il n’y a pas de préférence, où tout est uniformisé. La transparence permet cette uniformisation. « La société de la transparence est un enfer de l’identique ».
« La transparence est devenue une obligation systématique qui atteint tous les niveaux de la société et qui provient d’un changement de fond » dans notre société. Elle supprime la différence et empêche la spontanéité, la capacité de créer de nouveaux événements, la liberté. Les capacités propres à l’homme ont en effet besoin d’un espace secret pour pouvoir advenir. « Un nouveau mot pour ‘mise-au-pas’ : transparence ».
Cet étalage public conduit à une accumulation de l’information. Mais transparence et vérité ne sont pas identiques. Une accumulation d’informations en soi n’apporte aucune vérité parce qu’il lui manque une direction, un sens. L’accumulation d’informations révèle justement un manque de vérité, parce qu’elle vient remplacer le sens que nous n’avons plus le temps de chercher. Toutes ces informations ne font pas disparaître le fait que l’ensemble est flou. Au contraire, elles l’accentuent et empêchent le jugement. « Devant la masse d’informations croissante, notre faculté de jugement dépérit. » Au lieu d’être le siège du jugement, notre mémoire et donc notre raison « se transforment aujourd’hui en un tas de poubelles et de données, en un bric-à-brac ou ‘en entrepôt bourré d’une masse considérable d’images désordonnées et mal comprises et de symboles usés.’ »
Cette multiplication de la masse d’information a si bien pris le pas sur notre capacité de juger que si nous arrêtions aujourd’hui ce déferlement, nous nous retrouverions en face du vide et de l’incapacité de trouver le sens. Et pour combler ce vide, on a besoin d’une masse toujours plus importante d’informations et d’images. « Mais le trop plein de communication et d’information n’apporte pas la lumière dans les ténèbres. »
La transparence semble être le moyen pour rejoindre l’autre, le moyen de permettre la communion. Han définit la transparence comme « une promiscuité totale du regard avec ce qu’il voit ». Or l’absence de distance n’est pas la proximité, encore moins la communion. La proximité implique un espace dans lequel l’autre peut toujours me surprendre.
L’âge de facebook et de photoshop a fait du visage humain, une face qui ne se réalise que dans ce qu’elle peut exposer. L’obligation à la transparence conduit à une obligation de devenir une image. Ce qui entraîne un soin toujours plus grand de l’apparence (et le succès des clubs de fitness !). Mais la face n’est pas le visage, dont Emmanuel Levinas dit qu’il est le lieu où « l’altérité transcende ». Bien au contraire, « la transparence est l’opposé de la transcendance », nous dit le philosophe coréen.
La transparence empêche toute relation vraie parce que la profondeur d’une relation ne peut être que le fruit d’une délicatesse et d’une maîtrise de soi qui laissent la place à l’altérité et à quelque chose que je ne peux pas connaître, qui reste le secret de l’autre, pour sa liberté. Ce respect pour la part qui m’échappe toujours chez l’autre est ce qui permet la liberté dans la relation et l’attraction pour l’autre qui a toujours la possibilité de me surprendre.
Dans cet état de fait, un des grands slogans actuels est qu’il nous faut être « authentiques », c’est-à-dire qu’il faut « suivre son cœur », le plus souvent au su et au vu de tous.
Byung-Chul Han soulève cet autre aspect de la tyrannie de la transparence : la tyrannie de l’intimité. « L’intimé est la forme psychologique de la transparence. On croit atteindre la transparence de l’âme en exposant ses sentiments et ses émotions, en dénudant l’âme. » Mais le monde aujourd’hui est un marché sur lequel l’intimité va être exposée, vendue, consommée. L’intimité détruit les espaces d’expression objectifs pour leur préférer les mouvements subjectifs affectifs. C’est pour cela que les cérémonies rituelles, entre autres, vont être dénigrées : il y a des signes objectifs qui permettent à ceux qui y participent d’être expressifs sans se donner en spectacle, sans aucune forme de narcissisme. Le narcissisme est une des maladies les plus graves causées par la société de la transparence : à force de se mettre en avant même dans son intimité, on finit pas se chercher et se retrouver soi-même dans toutes les relations que nous avons, dans tout ce que nous faisons. Il n’y a plus de distance par rapport à soi-même.
Même la politique est touchée par cette tyrannie de la transparence. Les politiciens ne vont pas être jugés sur leurs actions, mais l’intérêt général se concentre bien plus sur la personne, ce qui les oblige à se mettre en scène. Pourtant la politique est en soi une action stratégique, et, en tant que telle, « elle a besoin d’une sphère de secret (…) et la fin du secret serait la fin de la politique. ». Pour pouvoir agir, le politicien a besoin de la confiance de ceux qu’il dirige, c’est-à-dire d’un espace qui lui est donné et qui n’est pas transparent. Mais la société de la transparence ne permet pas la confiance. Aussi, au lieu du slogan « la transparence permet la confiance », il faudrait dire « la transparence détruit la confiance ».
« La société de la transparence ne permet pas une communauté, sinon plutôt des amoncellements d’individus isolés, des Egos qui suivent un intérêt commun ou qui se groupent autour d’un marché. Ils se différencient de rassemblements qui ont une activité commune, une activité politique, qui sont capables de dire nous. Il leur manque l’esprit. »
Comme à la fin de son essai sur La société de la fatigue, Han nous invite à retrouver le silence et la contemplation pour permettre une communication qui laisse à chacun la sphère de secret qui lui permette de donner à notre société ce que lui seul peut apporter et qui peut toujours surprendre.