La fabrique de la soumission

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Hier soir, je tombe sur un bout de Divergente, un film que ma fille m’a trainée voir au cinéma, comme Labyrinthe ou Hunger Games. Et je me surprends à être captivée non pas tant par l’histoire, mais par la simple dynamique de ces jeunes en action sur l’écran. Il est assez fascinant, si l’on y réfléchit deux secondes, de voir à quel point nos gosses plébiscitent des récits qui mettent en scène une jeunesse agissante alors même que nous les réduisons à l’impuissance et la soumission pendant un quart, voire un tiers de leur vie. Nous leur interdisons l’action précisément pendant la période de leur vie la plus bouillonnante et pour bien les préparer à entrer dans un mythique âge adulte, nous les parquons dans des enclaves hors du monde.

J’observe ma fille quitter définitivement les rivages de l’enfance et se cogner aux limitations extrêmes de ce que nous appelons l’adolescence, où la chose que nous cultivons probablement le plus chez ces jeunes personnes pleines d’élan, de force, d’enthousiasme et de vigueur, c’est la passivité. Je vois bien à quel point prétendre lui apprendre la vie en l’enfermant entre quatre murs et en la vissant sur une chaise l’essentiel de la journée est une vision complètement folle et carcérale de la jeunesse. On va t’apprendre la vie en t’en écartant, en t’en refusant l’accès et l’apprentissage des codes induits pendant encore de très longues années. Et plus les années d’isolement du monde seront longues et sages et plus tu pourras espérer être un élément décidant de cette société que tu ne connais pas.

Quand on demande à ces jeunes personnes ce qu’elles veulent faire dans la vie — et non pas ce qu’elles veulent faire de leur vie —, elles répondent assez logiquement qu’elles ne savent pas. Comment se déterminer par rapport à quelque chose dont on est tenu durablement à l’écart ?
Plus je regarde notre système éducatif et plus je me dis qu’il faudrait envisager un programme de réinsertion à la fin de la scolarité, exactement comme pour les prisonniers dont on a compris qu’il est plutôt contreproductif de les balancer dans la société sans les y avoir progressivement préparés.

Si je comprends l’intérêt d’une éducation poussée dans une société organique qui favorise à l’extrême la division des tâches et donc la spécialisation des rôles, je ne vois pas trop celui de le faire dans des enclaves que nous avons sanctuarisées hors de notre système social, politique, économique, etc., dans une sorte de ségrégation complète par l’âge, de mise à l’écart de tout un pan de la population, de refus de toute autonomie.

J’avais éprouvé les mêmes doutes pendant ma propre scolarité. Je m’ennuyais ferme dans cet univers clos et dont on ne peut nier la profonde carcéralité : j’étais détenue au sens propre 5 jours par semaine, dans des espaces contrôlés, sous des règles qui m’étaient imposées d’en haut et dont je n’avais pas à discuter et dans un emploi du temps strict qui déterminait même à quelle heure j’avais le droit de chier (ce qui recoupait rarement mes rythmes biologiques propres). L’une des surveillantes de l’internat (les mots sont importants, hein !) était précisément une ancienne gardienne de prison dont l’expérience était fort prisée dans mon lycée. Je l’entendais arriver de loin, précédée par le cliquetis obsédant du trousseau de clés qui ne quittait jamais sa ceinture.

À 13 ans j’avais d’autres rêves et d’autres envies que de regarder la vie passer par la fenêtre de mes salles de classe, petit rectangle d’espoir ouvert sur un monde interdit et dont on retrouve encore des croquis dans mes cahiers de l’époque. J’avais décidé de prendre mon mal en patience, d’ingurgiter toutes les connaissances inutiles et inintéressantes que l’on m’imposait, dans l’attente du moment où je pourrais m’échapper et accéder enfin aux savoirs qui m’intéressaient réellement.

Et c’est comme cela qu’on use ses meilleures années, celles où l’on est dévoré par une énergie débordante, des idées folles et nouvelles, des pulsions puissantes, mais aussi des soifs d’absolu, des besoins de plaire, mais aussi de faire, que l’on gaspille sa précieuse jeunesse à se consumer dans l’attente. L’attente du moment où l’on pourra enfin prendre sa vie en main, entrer dans l’action, le monde agissant et travaillant.

Et de se rendre compte à ce moment-là qu’on nous reproche de n’avoir aucune expérience de la vie, tout comme on nous reprochera ensuite de n’avoir pas commencé à travailler plus tôt et comme on nous reprochera enfin de n’être plus assez fringants pour la machine à produire alors que nous ne serons même pas à la moitié du nombre d’années que nous devons à la société pour ses mauvais traitements de notre enfance.

Bien sûr, lire le point de vue d’Ivan Illich sur la question de l’école et de l’éducation m’a beaucoup aidée à en remettre en question la toute-puissance dans la structure actuelle de la société. Mais, finalement, s’extraire de ce conditionnement devrait nous être plus facile, tant il nous impose des injonctions contradictoires et des doubles contraintes indépassables : sois autonome dans l’obéissance, sois responsable dans la soumission, sois actif dans l’incarcération, sois expérimenté en entrant dans le monde, sois décidé dans l’ignorance de la vie.

L’école enferme, l’école gave de connaissances qui ne sont ni demandées ni désirées, évacue et prive de celles qui éveillent la curiosité, trie, sélectionne en fonction de savoirs et d’aptitudes qu’elle se garde bien de transmettre, contrôle l’énergie des jeunes générations dont les générations anciennes et fatiguées craignent exubérance, la puissance et la vitalité.

Le seul moment où l’on se rappelle que la jeunesse est puissante, active et efficiente, c’est au moment de l’envoyer faire la guerre pour protéger nos intérêts de vieux culs ridés. La force irrésistible de l’élan de jeunesse, sa soif d’apprendre et d’agir, sa révolte inhérente à la force avec laquelle on la contient, c’est bien là ce que les régimes totalitaires savent le mieux embrigader et canaliser pour prendre le pouvoir.

Bien sûr, je ne perds pas de vue le motif initial du principe de scolarité : instruire le plus grand nombre pour réduire les inégalités, améliorer la formation des citoyens, le niveau des travailleurs et protéger les plus faibles de l’exploitation. Mais pourquoi concentrer tout l’effort sur les jeunes âges alors qu’à l’école de la vie, on ne doit jamais cesser d’apprendre et de s’adapter ? Pourquoi le faire en isolant les apprenants du reste de la société ? Pourquoi rendre la sanction scolaire aussi définitive, car passé cette limite, votre titre ne pourra plus être échangé ?

Au final, on confiera les clés de la société à ceux qui ont obéi et attendu le plus longtemps possible, à ceux qui ont passé toute leur vie dans un système totalement hors de la société et de la vie réelle de l’immense majorité des gens et on ne laissera aucun aller-retour se faire entre l’école de la vie et celle du savoir académique, sauf pour quelques chanceux triés sur le volet qui accèderont à des formations de pointe chichement dispensées.

Et l’on s’étonnera de la sclérose intellectuelle, de la déliquescence politique, du manque de perspective, d’imagination, d’élan, d’une société qui consacre le plus gros de ses ressources à exclure le plus grand nombre de personnes possible de son fonctionnement, à commencer par sa jeunesse.

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