Je connais Louisa Hanoune depuis près de 40 ans, depuis l’époque où j’étais étudiante à la fac d’Alger et que je construisais mes armes politiques pour devenir une citoyenne en Algérie. Lors de l’annulation des élections en 1992, nous avions, sans même nous concerter, pris la même option stratégique pour dire : non au coup d’état des généraux, non à l’annulation des élections, non aux atteintes aux droits des êtres humains, non à la torture, non aux exécutions sommaires, non à l’ouverture des camps, non à la guerre civile et oui pour une solution politique contre les solutions militaires.
Je l’avais alors sollicitée, en exil à Paris, pour écrire un livre parce que je ne supportais pas que dans cette situation grave, l’histoire retienne que toutes les féministes, les femmes pour l’égalité citoyenne, pouvaient n’être représentées que par Khalida Messaoudi qui, à l’époque, parlait au nom des femmes algériennes de manière détestable humainement, et insupportable politiquement.
On n’installe pas la démocratie derrière des chars. Ce livre s’intitulait : « Une autre voix pour l’Algérie », éd. La Découverte, ouvrage qui malheureusement n’a rien perdu de son actualité.
Aujourd’hui, Louisa Hanoune a été interpellée comme témoin devant un tribunal militaire à Blida, le même j’imagine que celui de Ali Benhadj et A. Madani, pourquoi en Algérie, les procès politiques ont toujours lieu dans des tribunaux militaires ?
Personne ne l’attendait au pied de l’escalier pour la recevoir, en revanche une caméra l’attendait, et la filmait, -savait-elle seulement Louisa, qu’elle était filmée ?- Elle montait péniblement ses escaliers du tribunal militaire, seule, comme si elle était une paria. Comme si elle n’avait d’autre histoire à offrir que celle de cette montée humiliante.
Puis la caméra s’est arrêté de filmer devant la porte du tribunal, les hommes et peut-être les femmes qui l’attendaient n’ont pas de visage, eux, ils n’ont mêmes pas de nom de nous connus, ils ont des droits en revanche, le droit à leur image et à leur secret.
J’ai senti alors que c’était déjà une femme sans droits qui se présentait devant ce tribunal militaire, une déchue de la puissance dont jusqu’alors le système avait bien voulu la doter. Ce soir, ce juge sans nom a décidé qu’elle passerait la nuit en prison. La justice se rendant au nom du peuple, j’ai pensé : pas en mon nom.
Louisa Hanoune a vieilli, à ses camarades elle a juste demandé ses médicaments. Elle a consacré toute sa vie à la politique, elle a assumé tous ses choix, les pires mais aussi les meilleurs et elle l’a fait publiquement sans se cacher derrière des voiles.
Moi aussi j’ai vieilli et nos chemins s’étaient séparés, en Algérie on ne sait pas débattre de ce qui nous sépare, nous avions choisi amicalement d’éviter de nous blesser.
Ce soir, Louisa Hanoune, et demain, à qui le tour ?
Aussi, en mon âme et conscience, aujourd’hui j’ai choisi de ne pas faire confiance à cette justice qui a commencé au bas de l’escalier d’un tribunal militaire et de dire solidarité avec Louisa Hanoune.
Il est très difficile de se faire un point de vue dans l’opacité, sauf à considérer que le concept fourre- tout de « complot contre l’état » et de « complot contre l’armée » soit suffisant comme information.
Le problème avec les castes militaires quand elles gouvernent c’est qu’elles ne se rendent pas compte à quel point elles ressemblent à ce que nous leur reprochons. Elles se donnent tous les pouvoirs, tous les droits mais aucun devoir. Et si elles jugent tout le monde, elles interdisent à tout le monde de les juger.
Aucun contre- pouvoir ne permet de contredire leurs versions des faits. Louisa Hanoune fait partie du complot, le peuple algérien est bien gentil, mais quel enfant turbulent, il se fait manipuler par des voyous. L’armée s’adresse à nous comme un vieux père bourgeois s’adresse à ses enfants mineurs.
Aucun général n’est mon père. Je ne suis pas une enfant mineure.
L’armée dans ce pays n’est pas un arbitre, elle est partie prenante : sans sa puissance militaire, sa police secrète et celle peu discrète qui occupent nos rues - depuis le jour où nous avons décidé de marcher - aucun gang n’aurait pu se soumettre les algériens et les algériennes comme l’ont fait pendant 20 ans, les Bouteflika.
C’est eux qui les ont ramenés, c’est eux qui nous les ont imposés pendant plus de 20 ans, et c’est eux qui les ont chassés quand ils ont prétendu les remercier en « complotant » contre eux. Généraux contre généraux.
Si j’en crois la thèse quasi officielle, c’est grâce à deux autres généraux, le général Mediène et le général Tartag, deux patrons de la police militaire, est-ce un hasard ? Que les frères Bouteflika ont cru en leur pouvoir de durer en proposant à un autre général L.Zeroual de leur succéder, et c’est un autre général, le général K. Nezzar, qui nous a appris « qu’ils hésitaient entre l’état d’urgence et l’état de siège » et qu’ils étaient prêts à mettre l’Algérie à feu et à sang pour que leur règne jamais ne cesse. Sur le corps des algériens et des algériennes. Ces mêmes algériens qui sont sortis dans une infinie sagesse en se refusant d’ouvrir le livre des comptes : si lourd de tant de deuils.
Ces mêmes algériens qui ont mis en scène leur désir de vivre, mis en mouvement de la pulsion vitale face à la pulsion de mort dont ils sont porteurs, pour regarder l’avenir dont ils ont borné l’espace de leurs échecs. Des échecs dont ils se déchargent pour charger nos épaules de complots.
Rarement tyrannie aura aussi peu assumé ses responsabilités.
Demain, avec ou sans sa permission, j’irai par les rues marcher avec mes compatriotes porteurs d’avenir contre cette tyrannie de l’échec et de la mort. Oui à la vie, oui à l’honneur.