Quel statut la langue française a-t-elle aujourd’hui en Tunisie ? Les deux constitutions du pays (celle de 1957 et celle, plus récente, de 2014) stipulent que notre langue officielle est l’arabe. Mais dans les faits, l’administration tunisienne (l’organe le plus représentatif de l’Etat) a toujours été bilingue et la majorité de ses imprimés et documents se présentent souvent dans les deux langues. C’est le cas même pour les publications du Jort !
C’est que les institutions tunisiennes, bâties d’abord par des francophiles, n’ont jamais réussi à couper le cordon ombilical avec la France dont dépend la quasi-totalité de l’économie tunisienne. Côté enseignement, les tentatives d’arabisation ont toujours échoué et ont surtout démoli le bilinguisme qui caractérisait les premières générations post-indépendance.
Les écoles françaises ont, néanmoins, maintenu une couche sociale bourgeoise francophone à cent pour cent et presque coupée de la réalité de la population tunisienne. Aujourd’hui, la crise économique qui secoue le pays a aggravé le hiatus social qui est devenu presque un hiatus linguistique !
Le syndicat des Enseignants Universitaires Chercheurs Tunisiens IJABA, fondé en novembre 2011, dans le contexte de la révolution ayant abouti au départ du dictateur Ben Ali, est un syndicat indépendant et détaché de toute centrale syndicale. Menant une lutte acharnée depuis les premières années de sa création, il pose avec insistance la question de la pluralité syndicale inscrite dans la constitution mais non reconnue par l’Etat.
Ce syndicat est très peu représenté dans les institutions des lettres et sciences humaines où existent des départements de français mais où la présence des syndicats de la FGESRS est souvent hégémonique. Les adhérents de IJABA (ou la quasi majorité de ses adhérents) enseignent donc dans le domaine des sciences exactes où la langue de l’enseignement est le français.
La majorité donc maîtrise cette langue que le bureau national n’utilise pourtant pas dans ses communiqués, la langue nationale étant, selon nos constitutions, la langue arabe. Sont-ce les communiqués de IJABA si bien écrits en arabe qui lui ont valu l’étiquette abusive d’un syndicat du parti Ennahdha ? Possible, surtout que la majorité de nos aînés à l’université (surtout sur le grand Tunis) ont des difficultés idéologiques et même épistémologique avec la langue arabe !
Depuis deux ans, une guerre sans merci dure entre notre syndicat et le Ministère de l’Enseignement Supérieur qui ne cache point ses intentions de liquider le service public et de le remplacer par un service privé dénué (pour la plupart de ses institutions) de légalité et surtout de professionnalisme et de compétence.
Le Ministre Khalbous, encouragé par le chef de gouvernement dont on vient juste de découvrir la nationalité française, donne même le coup d’envoi en ce mois de septembre à une université française sur notre territoire, qui plus est monnayée par l’argent du contribuable tunisien.
Cette université où l’inscription s’élève à 9 milles dinars tunisiens est destinée à réduire la souffrance des parents d’étudiants tunisiens bourgeois qui étudient en France et, surtout, à stopper le flux des étudiants d’Afrique qui envahissent les universités françaises après avoir obtenu un diplôme dans nos universités publiques, pour la majorité d’entre eux.
Pour Professeure Nadia Chakroun, qui a toujours eu des étudiants de l’Afrique subsaharienne dans ses cours, le mostall (allègement des examens pratiqué par Khalbous pour « faire réussir » l’année universitaire 2018-2019) est une arnaque et une atteinte aux droits de ces pauvres étudiants qui risquent d’être repoussés par les universités françaises avec leurs diplômes tronqués.
En tant que Tunisienne dans l’âme, quoique de mère française, Pr Chakroun s’est sentie, autant que nous tous, blessée par cette mesure qui dévoile une irresponsabilité démesurée et même une trahison caractérisée contre la patrie de la part de ceux qui ont décrété ces mesures et ceux qui les appliqueront.
Rappelons qu’au moment de la conférence de presse de IJABA ces mesures exceptionnelles n’avaient pas encore été appliquées, elles ne le sont d’ailleurs toujours pas dans nombre d’institutions où un directeur, des étudiants ou la grande majorité des professeurs, même les non-grévistes, refusent d’y participer.
Durant toute ma vie d’universitaire de 24 ans, je n’ai jamais rencontré un(e) universitaire aussi patriote, aussi digne, aussi intransigeante et soucieuse des droits et de la justice que Nadia.
Je me souviendrai toujours d’une altercation très significative qui a eu lieu entre un collègue de la FGESRS dans notre Faculté (Lettres Sousse) et moi-même à propos de cette collègue. Ayant appris en janvier 2012 qu’un bureau de notre syndicat avait été ouvert à la Faculté des Sciences de Tunis par Mme Chakroun, ce collègue criait de tout son gosier : « qui est cette femme ? Qui est Nadia Chakroun ? ». Je lui avais alors répondu : « Lalletek » (tu ne peux atteindre sa grandeur !). J’y tiens encore à cette réponse que j’ai vu se concrétiser de jour en jour autant par la grandeur d’âme de Nadia que par les pratiques indignes d’un enseignant du supérieur de la part de ce collègue.
En fait, tout ce que a exprimé Nadia lors de cette conférence de presse, nous l’avions déjà tous dit sur les réseaux sociaux, dans des vidéos ou même dans les médias. Seulement, nous l’avions dit en arabe classique ou dialectal.
Ce qui a secoué le MES et, surtout, les détracteurs de Nadia sur le grand Tunis c’est, de toute évidence, son discours en français et, même, en très bon français ! N’est-ce pas sa langue maternelle ? Comme j’admire cette femme qui, se trouvant au milieu d’un bureau national privilégiant la langue arabe parce que « langue nationale », a mis du sien pour intégrer ce groupe et finir par maîtriser (du moins bien déchiffrer) notre langue ! C’est le cas d’ailleurs de beaucoup d’autres collègues dans notre syndicat !
J’ai suivi de près la cabale contre Nadia qu’ont orchestrée certains collègues de la FGESRS, pas seulement sur le grand Tunis mais dans tout le pays. J’étais alors sidérée par la haine dont ils l’accablaient et j’ai, alors, compris tout le pouvoir que la langue française continue à avoir dans notre pays.
Aujourd’hui, après la mesure de l’arrêt du travail prise contre Nadia, une question me taraude : et si les communiqués de notre syndicat n’étaient pas compris, ou, pire, même pas lu par nos collègues de la FGESRS parce qu’ils sont écrits en arabe ? La haine idéologique peut-elle atteindre ce point culminant de la rupture ? J’avoue que je cherche encore des réponses !
Quant au MES qui croupit sous la domination du FMI, lequel est dirigé par les entreprises multinationales pour qui tout est commerce et jusqu’à l’enseignement, son désarroi est certainement très grand pas seulement à cause du discours de Nadia mais aussi et surtout parce qu’il n’a pas réussi à appliquer son « mostall » de la honte dans toutes les institutions.
Les responsables du bureau du FMI, situé au sixième étage du Ministère (deux étages plus haut que le bureau du Ministre), ont certainement été très mécontents après avoir écouté ce réquisitoire de Nadia, ils suivent certainement de près l’évolution de la situation dans les différentes institutions ! Ils ont peut-être risqué et risquent toujours de couper la vanne de crédits attribués au Ministère et dont l’usage n’a jamais pu être vérifié par le contribuable tunisien vu l’opacité de la gouvernance qui sévit dans ce Ministère.
Pourtant, tout est clair pour nous dans IJABA ! Ce gouvernement dont la majorité des Ministres sont sortis on ne sait d’où et dont la compétence, et surtout l’amour de la patrie, sont plus que douteux fait tout pour démolir les seuls acquis du combat de nos ancêtres pour l’indépendance : la santé et l’enseignement !
Comme notre premier objectif est de préserver ce qui peut l’être encore du service public, les sanctions du Ministère, pris entre les tenailles de nos exigences de dignité et les conditions imposées par le FMI, ne sont que le signe du désarroi du Ministère qui s’est engagé dans une politique de démolition dont il ne possède plus tous les moyens ! Aujourd’hui, à l’université, le mur de la peur est cassé !
Des voix libres, limpides et fières, fusent de partout réclamant dignité, indépendance et fierté nationales ! Pour nous tous fondateurs de IJABA, notre syndicat a déjà gagné la bataille de la dignité car la relève est assurée ! A bas la dictature ! Vive les universitaires libres ! Vive la Tunisie libre, indépendante et digne !
Najiba Regaïeg
*Maître-assistante
Département de français
Faculté des Lettres de Sousse