L’opinion publique a découvert avec stupeur, au fil des dernières semaines, que des officiers supérieurs de l’armée étaient directement ou indirectement mêlés à des affaires de corruption ou carrément à des opérations visant la déstabilisation du pays. La réaction salutaire de l’état-major de l’armée et des plus hautes autorités du pays, décidés à assainir les rangs de l’institution, suffira-t-elle à réparer les dommages causés à l’image de l’anp ?
Trois commandants de Régions militaires, trois chefs successifs de la Gendarmerie nationale, trois autres du puissant service des renseignements, deux anciens patrons de la sécurité de l’armée, de nombreux autres officiers supérieurs, des directeurs centraux de lourds départements au niveau du ministère de la Défense font l’objet de poursuites.
Certains sont incarcérés ou en sursis et d’autres en fuite à l’étranger. Jamais l’institution militaire n’a autant fait parler d’elle que durant ces deux dernières années. Lutte de clans, opération mains propres, ou règlement de comptes, le bilan démontre à quel point l’Armée, qui avait pour sacro-saint principe de laver son linge sale en famille, a été malmenée, et ce, publiquement.
Jamais l’institution militaire n’a autant fait parler d’elle que durant ces deux dernières années. Les trois derniers chefs de la gendarmerie nationale, un corps d’élite, se retrouvent au centre de graves affaires de «corruption» et de «trahison», les services de renseignement militaire, centre névralgique qui veille à la sécurité de l’Etat, subissent les coups et contrecoups des fins tragiques de leurs trois derniers patrons, des commandants de Régions militaires en prison ou en fuite à l’étranger et des directeurs centraux à la tête d’importants services au ministère de la Défense incarcérés pour des affaires d’enrichissement illicite.
Depuis l’été 2018, le tribunal militaire n’a pas connu de répit. Le coup d’envoi a commencé avec l’affaire des 701 kg de cocaïne saisis au large des eaux oranaises, sur un navire transportant de la viande congelée importée du Brésil par le magnat de l’immobilier Kamel Chikhi.
D’un coup, cinq généraux-majors, dont trois ex-commandants de Régions militaires, Lahbib Chentouf de la 1re RM, Abderrazak Cherif de la 4e RM et Saïd Bey de la 2e RM, le patron de la Gendarmerie nationale, Menad Nouba, ainsi que le directeur du département des finances, Boudjemaâ Boudouaouer, sont limogés, déférés devant le tribunal militaire de Blida et placés sous mandat de dépôt pour « enrichissement illicite ».
Et c’est le général Ghali Belksir, aux promotions fulgurantes et à l’ambition dévorante, que Gaïd Salah va confier le commandement de la Gendarmerie nationale. Un retour d’ascenseur pour le rôle qu’il avait joué pour débarquer le feu général de corps d’armée Ahmed Bousteila du commandement.
Lieutenant-colonel alors au groupement d’Alger, Belksir va offrir sur un plateau d’or le défunt Bousteila à Gaïd Salah. Les conclusions d’une enquête menée sur les affaires de l’un des enfants de l’ex-patron de la gendarmerie étaient l’erreur qu’attendait le défunt vice-ministre de la Défense pour écarter définitivement de son chemin le général de corps d’armée, natif de Aïn M’lila, à l’est du pays, qui le connaissait parfaitement. Bousteila est remplacé en septembre 2015 par le général Menad Nouba, originaire de l’Oranie.
Un pied à la Présidence et un autre au ministère de la Défense, le général Ghali Belksir, natif de Mostaganem, se retrouve à la tête du commandement de l’état-major de la gendarmerie.
Moins de trois semaines plus tard, les cinq officiers supérieurs sont libérés sur décision du Président déchu ou de son frère conseiller. La décision n’est pas du goût du défunt vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’Anp, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.
Les coups et contrecoups du général Bouazza
Le 22 février, et alors que tout semblait prêt pour ajouter un 5e mandat à un Président malade, aphone et immobilisé sur une chaise roulante, les Algériens sortent dans la rue par millions en ce vendredi 22 février 2019 pour dire non au « mandat de la honte ».
Jusque-là, il y a unanimité au sein du pouvoir et de l’Armée pour maintenir Bouteflika à son poste. Son état de santé permettait aux uns et aux autres de garder le contrôle sur les affaires du pays. Mais la contestation populaire va finir par avoir raison des partisans de cette voie.
La résistance du clan présidentiel et les réunions de Dar El Affia, à Alger, entre Saïd Bouteflika, Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), et l’ex-patron des services de renseignement, le général Toufik, provoquent la colère du défunt Gaïd Salah et sonnent le glas d’une guerre sans merci contre tous ses détracteurs.
Il présente ces réunions comme «un complot» contre son autorité et celle de l’Etat. Mais avant, il limoge le coordinateur des services de renseignement militaire (sécurité intérieure, extérieure et technique), le général-major Bachir Tartag, rattache ses structures à l’état-major de l’Anp, puis nomme le jeune colonel Bob (Boubekeur) à la tête de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l’armée).
Il ramène le général Wassini Bouazza, qui chapeautait depuis de longues années la direction des infrastructures militaires, et l’installe à la tête de la sécurité intérieure. Si la nomination du colonel Bob chargé des enquêtes sur les oligarques liés au frère du Président déchu a été bien reçue, celle de Bouazza a surpris beaucoup d’officiers, qui voyaient en lui un intrus dans le monde du renseignement.
Les investigations du tout nouveau chef de la DCSA vont lever de véritables lièvres. Une grande partie des colossaux fonds destinés à la campagne électorale pour le 5e mandat a été récupérée. Homme de confiance de Gaïd Salah, le colonel commence à faire de l’ombre à Wassini.
Ses enquêtes menacent aussi bien le tout nouveau patron de la sécurité intérieure, mais aussi le général Belksir, dont l’enrichissement illicite n’est plus un secret. L’incarcération du colonel Zaghdoudi, chef de la brigade de recherche de Bab J’did, à Alger, bras droit de Belksir, par les éléments de la DCSA pour une affaire de «trafic d’influence» liée à certains hommes d’affaires était la menace de trop.
Le duo Belksir-Bouazza s’allie pour mettre l’équipe du colonel Bob « hors d’état de nuire ». Il monte un dossier de prétendus « chantages » que le jeune officier aurait exercés sur des hommes d’affaires en contrepartie d’argent, et le dépose sur le bureau de Gaïd Salah.
Le chef de la DCSA est débarqué de son poste, placé en détention avec plusieurs autres officiers et remplacé par le colonel Nabil, l’adjoint du général Bouazza, sur recommandation de ce dernier.
Quelques mois auparavant, les cinq généraux-majors libérés par Bouteflika sont déférés devant le tribunal militaire de Blida. Deux manquent à l’appel.
Lahbib Chentouf et Abderrazak Cherif, qui ont pris la fuite vers l’Europe.
Boudjemaâ Boudouaouer, Saïd Bey et Menad Nouba sont placés sous mandat de dépôt. Les événements s’accélèrent. Quelques mois après, Menad est rejoint par son fils, incarcéré pour une affaire à Oran.
Puis, c’est au tour du général-major Cherif Zerrad, patron du tout puissant département emploi et préparation de l’état-major et proche collaborateur de Gaïd Salah, qui est débarqué et incarcéré pour des affaires d’«enrichissement illicite».
Aidé par le général Belksir, Bouazza se charge de contrecarrer la révolution en marche sur les réseaux sociaux par le recours aux «mouches électroniques» et par les arrestations d’activistes du hirak, notamment les porteurs de drapeaux amazighs.
Benouira signe la fin tragique de Belksir et de Bouazza
Mais, les affaires de Belksir, de son épouse présidente de la cour de Tipasa et ses relations très particulières avec l’ex-ministre de la Justice, Tayeb Louh, font couler beaucoup d’encre.
Moins de quatre mois après l’incarcération de son bras droit, il est mis fin à ses fonctions à la tête du commandant de la Gendarmerie nationale et obtient une autorisation – ce qui est unique – de voyager à l’étranger.
Il s’envole vers la France avec sa femme et ses enfants, où il détient des biens immobiliers et de là, il voyage d’un pays à un autre. A la tête de l’état-major de la gendarmerie, le général Abderrahmane Arrar est promu commandant de ce corps de sécurité.
Avec l’aide du directeur des transmissions au ministère de la Défense, conseiller très écouté de Gaïd Salah, le général-major Abdelkader Lachkhem – originaire de Laghouat, très proche de Mohamed Rougab (aussi enfant de Laghouat), secrétaire particulier du Président déchu –, le général Bouazza recommande le tout jeune adjudant Guermit Bounouira à Gaïd Salah pour gérer le service des écoutes, dépendant directement du cabinet du vice-ministre.
Se sentant au sommet de sa puissance, Bouazza met le pied dans le processus électoral présidentiel, en soutenant le candidat Azzedine Mihoubi. Des directives sont données à de nombreux walis et à des hommes d’affaires pour aider le secrétaire général du RND (par intérim) de gêner l’avancée de son concurrent Abdelmadjid Tebboune.
Après l’installation du nouveau Président, le décès inattendu de Gaïd Salah et la désignation du général Saïd Chengriha comme chef d’état-major de l’Anp par intérim, tout portait à croire que l’Etat parallèle de Bouazza allait s’effondrer.
Il prend les devants en organisant, en mars dernier, la fuite de Benouira à l’étranger, où le général Belksir est déjà installé et ne compte plus revenir.
Les langues commencent à se délier. La nomination du général Abdelghani Rachedi comme adjoint avec de « larges prérogatives » sonne sa fin.
Quelques jours après, il est arrêté, déféré devant le tribunal militaire et placé sous mandat de dépôt. L’enquête sur l’affaire du colonel Bob conclut que ce jeune officier et son équipe ont fait l’objet d’un dossier « monté de toutes pièces » par le général Bouazza, ses collaborateurs et l’ex-patron de la DCSA.
Le colonel Bob est libéré puis réhabilité avec la dizaine d’officiers en détention avec lui. Proche collaborateur de Wassini, le colonel Nabil (entre-temps devenu général), chef de la DCSA, et le responsable du service judiciaire sont également placés sous mandat de dépôt.
Arrêté par les autorités turques et livré à l’Algérie, le jeune adjudant Bounouira lève le voile sur sa fuite «organisée» et les réseaux qui l’ont aidé aussi bien en Algérie qu’à l’étranger.
Des liens avérés avec le réseau de Zitout, notamment son frère installé en Turquie, et d’autres militaires établis en Europe et faisant l’objet de mandats d’arrêt internationaux sont évoqués par l’ex-fugitif. De nombreux noms d’officiers de la gendarmerie, de la sécurité intérieure et du ministère de la Défense y sont mêlés.
Quelques jours auparavant, et moins d’un mois après sa promotion au grade de général-major, en juillet dernier, le successeur de Belksir, le général Abderrahmane Arrar, est limogé.
Son nom figure désormais sur la liste des personnes interdites de quitter le territoire national, alors que le général Belksir, n’ayant pas répondu aux deux convocations de la justice, fait désormais l’objet d’un mandat d’arrêt international pour « haute trahison ».
Mis à l’écart depuis deux mois, le général-major Abdelkader Lachkhem est débarqué de son poste de directeur des transmissions, et ce n’est que ces jours-ci que le nom de son successeur, le général-major Farid Bendjerit, a été annoncé.
En deux ans, trois commandants de la Gendarmerie nationale ont connu une fin peu honorable. Il en est de même pour les services de renseignement.
Les nouvelles équipes qui ont pris le relais auront du mal à rétablir ce qui a été perverti durant cette courte période où des pouvoirs exceptionnels ont été donnés à des officiers qui agissaient en électrons libres, sans aucun contrôle ou contre-pouvoir. Les dommages collatéraux sont très lourds.
Faire revenir chaque institution à sa véritable mission constitutionnelle est très difficile et prendra certainement beaucoup de temps.