Je suis bouleversé par cette nouvelle, chère Azza et cher Slim Naccache. C’est injuste, cher Papi, comment nous laisser ainsi ? Comment imaginer Tunis, et la vie, sans toi désormais ? Sans ces soirées à débattre, à s’emporter, sans ton humour, sans ton regard chargé d’espièglerie chaleureuse, tes saines colères ?
Tu m’avais fait le cadeau précieux d’abord de ta considération, puis de ton amitié, depuis cette soirée du printemps 2011, il y a presque 10 années déjà, alors que la fièvre révolutionnaire continuait à poursuivre sa quête. « Bonsoir Mr Naccache, merci de m’accorder cette interview. » Il était 18 ou 19h. « De combien de temps disposez-vous ? » Ton regard trahissait l’instant d’après, et les mots préparaient bien volontairement leur malice. « Voyons mais de toute la nuit ! Mon avion est 10h demain, je dois juste être à l’aéroport quelques heures avant. »
L’entretien ne dura pas toute la nuit, je m’en excuse, je finis alors épuisé par ce plongeon vertigineux dans l’histoire profonde d’une Tunisie dont je ne connaissais rien. Mais j’étais à la meilleure école possible, cette nuit-là, et dans les riches années qui suivirent jusqu’à aujourd’hui, accompagnées de ta présence critique, aigüe, bienveillante, ô combien essentielle pour moi pour tenter de comprendre de quels fils et de quels tissus les évènements tunisiens étaient cousus.
13 ans de prison à ne rien lâcher face à Bourguiba dans les années 70, un livre, Cristal, qui fût la bible de tout prisonnier politique tunisien pendant des décennies, bien d’autres de tes écrits, romans, nouvelles, essais, suffiraient-ils à faire comprendre quelle place tes combats, et tes mots, remplissent l’espace de la pensée politique de ce pays ?
Parmi les premiers à comprendre au début des années 60 que le bourguibisme sans équité sociale, et sans liberté politique, ne pourrait que laisser sur le bord de la route une partie de son peuple. L’avoir pensé, puis surtout l’avoir dit, te coûta ta jeunesse dans les sous-sols humides de la prison de Borj Erroumi.
30 ans plus tard, c’est avec la bonté des sages et la force de l’insoumission que tu t’es penché sur le berceau de la révolution de 2011. Tu avais compris, bien avant d’autres, que c’est aux contre-pouvoirs, et non à de nouvelles idoles, que cette insurrection devra plus tard son salut.
Depuis 10 ans tu incarnais pour moi cette vision. Fallait-il te répéter, dans des conférences, après signature de tes ouvrages, lors de ton audition publique de l’IVD en novembre 2016, où témoignant de ta mémoire des années 70, quand tu rappelais encore une fois que ce sont les petites lâchetés successives qui mènent aux dictatures.
Le pouvoir, la politique, tu en connaissais si bien les rouages que tu avais choisi de t’en tenir éloigné. Et si proche en même temps : ton combat, jusqu’au bout, fût celui des idées. Puis-je rappeler, il y a un an, un de nos derniers dîners à La Goulette, le soir-même où tu fus reçu pour la première fois à Carthage ? Le palais présidentiel entendait pour la première fois résonner tes paroles, adresses à la fois bienveillantes et critiques à un nouveau président à peine élu.
Tes paroles pèseront à jamais dans le cœur et l’esprit de celles et ceux qui t’ont connu, et au-delà. Peut-être faudrait-il un jour une rue ou une avenue à ton nom, mais avant tout, je l’espère, rêvons-le, que tes livres puissent être lus, et ta voix entendue, encore et toujours. Ici les quelques paroles avec lesquelles j’avais choisi, sans l’ombre d’une hésitation, de commencer mon premier film.