Daech a le soutien des peuples ? Pas en Tunisie. Ce pays a su se prémunir de cette dérive

Photo

L’adhésion aux premières versions du registre radical et sectaire des djihadistes, de la génération al-Qaïda, débordait très rarement les marges extrêmes des sociétés concernées.

À l’inverse, et en plusieurs endroits de la planète, Daech bénéficie depuis peu de l’adhésion populaire – passive ou même active – qui a toujours manqué à son aîné. Il a fallu pour ce faire que le dysfonctionnement des institutions politiques locales soit tel que l’option radicale apparaisse comme un "moindre mal" au sein des populations concernées.

Dans des configurations qui diffèrent selon les pays, et avec une ampleur et un rythme variés, c’est le cas depuis deux ans en Irak, en Syrie, au Yémen ou au nord du Mali. Mais pas en Tunisie.

L’offre radicale ? Un moindre mal

Pour que le djihadisme trouve un minimum d’assise sociale, il faut en effet que les institutions de la société où il se déploie souffrent d’un blocage tel qu’il conduise soit à une absence de fait de l’État dans une partie du pays (nord du Mali, Sinaï égyptien), soit à un absolu déni de représentation d’une composante significative de la société (sunnites en Irak, en Syrie, ou au Yémen, Touareg au Mali).

De guerre lasse, pour assurer la défense de leurs intérêts les plus existentiels, des populations en viennent alors à considérer l’offre radicale comme un moindre mal.

Le tout premier cas de figure d’une adhésion populaire significative au djihadisme se rencontre en Irak, où des pans entiers de la population de Mossoul – avant de confier en août 2014 leur destin au calife Baghdadi – en étaient venus à se convaincre que "mille daeschis valent mieux qu’un seul Maliki" (le Premier ministre responsable de la marginalisation des Sunnites).

Photo

Manifestation pro-Daesh dans la ville irakienne de Mossoul, le 16 juin 2014 (SIPA).

Chez les Touaregs du Mali, la configuration des laissés pour compte est très proche : "Nous avons demandé à tout le monde ! À la fin, nous étions prêts à nous allier avec le diable", déclarait Yad Hag Ghaly, leader touareg du mouvement Ansar Eddine pour justifier son alliance avec les djihadistes qui avaient accepté de marcher vers Bamako, siège de ce pouvoir qui ignorait depuis si longtemps ses attentes.

En Égypte, les premières expressions radicales naissent dans le contexte de l’éradication des Frères musulmans par Nasser au milieu des années 1950, puis prennent de l’ampleur dans l’impasse répressive où Moubarak, d’abord, puis plus encore Sissi ont conduit leur pays.

À Syrte en Libye, si les tribus anciennement liées au régime de Kadhafi, défaites et isolés par les révolutionnaires du 17 février, ont choisi d’arborer le drapeau noir des jihadistes, c’est avant tout pour ne pas avoir à subir la discrimination des vainqueurs de la révolution "du 17 février".

Au Yémen enfin, comme en Irak ou en Syrie, seule l’affirmation militaire d’un gouvernement perçu comme sectaire a généré de premiers ralliements tribaux au référent djihadiste.

Le contre-exemple tunisien

Quelles que soient la lenteur, les contradictions ou les limites évidentes de son ouverture politique, la Tunisie a su pour sa part se prémunir de ce type de dérive.

Le 7 mars, aux premières heures du jour, des groupes de combattants majoritairement tunisiens, arrivés pour certains de la Libye voisine, ont cru qu’ils allaient pouvoir rejouer à Ben Guerdane le scénario triomphal de Ramadi, tombée aux mains de moins de 150 combattants en mai 2015, ou de Mossoul où l’armée irakienne avait fui en juin 2014 devant 450 assaillants salués par la population comme autant de "libérateurs".

Ils espéraient trouver une ville prête, sinon à les acclamer, du moins à assister passivement à l’effondrement de l’appareil de sécurité. Il n’en a rien été, bien au contraire. D’abord parce que l’armée était loin de s’effondrer, mais surtout parce que la population a clairement signifié que son camp n’était pas celui des djihadistes.

Leur échec a certes été dû à l’arrestation prématurée de deux d’entre eux, repérés dès leur entrée sur le territoire tunisien, et de l’impossibilité dans laquelle se sont trouvés leurs complices de les rejoindre avec un armement plus conséquent.

Plusieurs désaveux populaires

Mais les vraies raisons sont ailleurs : l’armée tunisienne n’est en rien dans l’état de déliquescence de son homologue irakienne, rongée par le cancer de la division confessionnelle qui l’avait privé, dans les régions sunnites, de toute crédibilité citoyenne.

Pas davantage l’armée n’est elle en Tunisie, comme c’est le cas en Égypte, aveuglée par ses ambitions politiques et donc potentiellement rejetée comme telle. La population de Ben Guerdane l’a au contraire clairement acclamée pour sa réaction. Malgré d’évidentes impatiences et des déceptions manifestes, dans son écrasante majorité, elle n’a en aucune façon choisi l’option désespérée de l’aventure radicale.

Ce désaveu populaire fait écho à plusieurs autres cas survenus récemment dans des configurations très différentes, en Libye, notamment à Derna et Sebrata, et en Syrie, où à Idlib le front al-Nusra a été également malmené par une résistance populaire spontanée bien plus efficace que les bombes russes et occidentales.

La prise en compte de ces épisodes répétés devrait bien plus que ce n’est le cas faire partie intégrante de notre compréhension des dynamiques de "radicalisation" et des moyens de les contrer.

Une évidence trop souvent méconnue

Il ne s’agit certainement pas ici d’allonger complaisamment la liste des victoires en trompe l’œil alimentée par la propagande obsessionnelle et contre-productive des Occidentaux. Ou même d’extrapoler les quelques succès remportés contre Daech par les miliciens kurdes ou, encore moins, les soldats de Bachar al-Assad, cueillant dans les ruines des villes "libérées" les fruits des bombardements décisifs de la coalition américaine ou de son allié russe.

Il s’agit plutôt de rappeler une évidence trop souvent méconnue, qui a nourri paradoxalement la suspicion systématique des Occidentaux à l’égard des gros bataillons du "printemps arabe", justifiant leurs atermoiements et leurs contre-performances, en Syrie ou ailleurs.

Dans cette région du monde, lorsqu’elles sont en mesure d’exprimer librement leur choix, les sociétés ne placent pas le curseur aux extrêmes du spectre politique. En conséquence, elles n’élisent donc pas les djihadistes. Ni, d’ailleurs, les éradicateurs qui les fabriquent.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات