La révolution Chomsky

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J’écoutais distraitement la radio lorsque je fus accaparé par un refrain obsessionnel : Noam Chomsky is a soft revolution! Et cela émanait d’un rockabilly endiablé !

Après une brève recherche, j’ai retrouvé le morceau et son auteur. Le refrain était le titre du morceau. Il venait de sortir. Et l’auteur : Foy Vance, auteur-compositeur-interprète venu d’Irlande du Nord. Casquette en tweed, moustache « Brigades du Tigre » et mobilhome pour les tournées.

Dans sa chanson, Vance mêle ses préférences musicales, d’Aretha Franklin à Willie Nelson, aux influences intellectuelles :

Jean-Paul Sartre si tu as perdu ton âme, Dostoïevski si tu veux vraiment savoir…

…pour conclure, à chaque couplet, que Noam Chomsky est une douce révolution.

De la linguistique à la résistance idéologique

Cette ritournelle fut ma madeleine de Proust. Elle m’a ramené à une vie précédente où j’essayais de suivre une voie universitaire. Ruminant à la bibliothèque sur les montagnes de théories pédantes, sophistiquées et provisoires qu’on nous obligeait à ingurgiter, j’étais tombé sur une anthologie de textes de Noam Chomsky.

A mes yeux, il s’agissait uniquement, jusqu’alors, de l’illustre linguiste, inventeur de la grammaire générative et transformationnelle, une innovation qu’on qualifiait aussi de révolution chomskyenne. Je découvris soudain que la vraie révolution chomskyenne, la plus importante, était ailleurs. Non dans le champ de la science, mais dans le champ de la conscience.

Je découvrais ce qu’on ne m’avait pas dit du grand savant : qu’il était un opposant, un penseur politique et un veilleur. A ce moment précis, l’Empire du Mal soviétique était sur le point de s’écrouler, le triomphe de l’Amérique et de son idée paraissait total et absolu. Chomsky, pourtant, continuait de pointer du doigt l’oncle Sam.

Du temps de la Guerre froide, ses adversaires avaient beau jeu de déclarer qu’il « jouait pour le camp adverse », qu’il était un agent soviétique. Mais les agents soviétiques se sont évanouis le jour même où leur employeur a fait faillite. La critique de Chomsky n’était pas partisane au sens où elle aurait servi un camp contre l’autre dans une guerre. Elle était absolue, c’est-à-dire ancrée dans les principes de la morale universelle. Il est des choses, nous disait-il, qu’on ne fait pas, même si l’adversaire ne se prive pas de les faire lui non plus.

Pour cette raison, les écrits politiques de Chomsky ont traversé les époques et conservent toute leur valeur. L’auteur n’a fait qu’ajouter des étages à son édifice, notamment dans ses prises de position sur la Palestine. Même si l’on n’épouse pas toutes ses causes, on est subjugué — et éduqué — par l’intelligence du regard. Son bref exposé sur Les dessous de la politique de l’Oncle Sam n’est pas un manifeste politique, mais avant tout un traité sur la manipulation des esprits.

La loi du « deux poids-deux mesures »

En tant que linguiste, c’est sur la novlangue que Chomsky s’est d’abord fondé pour déconstruire une propagande foncièrement totalitaire. Avec l’aide de ses étudiants, il s’est livré à de sérieux travaux de médialogie, les rares vraiment utiles. Étant entendu que les « recherches » de la filière officielle, en matière de sciences humaines, ne servent jamais à confondre le discours officiel, mais au contraire à le renforcer soit en lui ajoutant une justification académique, soit en brouillant et estompant toute représentation claire de la réalité vécue.

A rebours de ces méthodes, Chomsky va droit au but, avec des mots simples et des arguments concrets. Deux de ses exemples me sont restés en mémoire et ont changé ma manière de penser et de voir le monde.

Dans les dernières années du bloc soviétique, nous étions quotidiennement abreuvés de nouvelles sur la lutte du syndicat Solidarnošć et de la Pologne catholique contre la dictature communiste. L’élection d’un pape polonais — le premier non italien depuis des siècles — avait évidemment offert à cette cause un écho mondial. La nouvelle de la torture et de l’assassinat de l’aumônier du syndicat, le père Popieluszko, en 1984, a sonné le glas du régime du général Jaruzelski. 500’000 personnes ont assisté aux funérailles du prêtre martyr, qui fut béatifié en 2010.

Le père Popieluszko, victime d’un régime communiste, est une belle et lumineuse figure de résistant au totalitarisme. Cependant, Chomsky et son coauteur Herman ont placé cette tragédie unique en regard du sort de nombreuses autres figures catholiques martyrisées à la même époque par des régimes « amis » des USA. Et elles ne sont pas peu : 72 religieux tués en Amérique latine entre 1964 et 1978, 23 au Guatemala entre 1980 et 1985, et surtout l’assassinat de Mgr Romero et de quatre religieuses américaines au Salvador en 1980. Il y avait parmi ces victimes des exemples de dévouement et de foi non moins admirables que celui du père Jerzy. Mais la comparaison de l’espace médiatique objectif alloué, aux États-Unis, à ces ensembles d’événements aboutit à un résultat sidérant. Il apparaissait qu’un prêtre assassiné par le régime polonais « pesait », en matière de couverture médiatique, 666 fois plus lourd qu’un prêtre assassiné par un régime satellite des USA !

Il serait superflu de relever les exemples de ce procédé d’escamotage dans l’actualité récente. Il ne s’agit plus de cas, du reste, mais du mode même de l’information passant par l’ensemble des médias de grand chemin occidentaux. Les rédactions, ou plutôt les journalistes isolés, qui essaient de rééquilibrer un tant soit peu la balance, sont aussitôt stigmatisés par leur milieu même. Les « décideurs » n’ont même pas à intervenir.

Un auto-aveuglement total

L’autre étude de cas proposée par Chomsky est encore plus instructive quant au fonctionnement de la propagande occidentale. Elle prend pour point de départ un incident stupéfiant survenu à la radio soviétique en 1983 lorsqu’un courageux animateur, Vladimir Dantchev, dénonça l’occupation soviétique de l’Afghanistan au cours de cinq émissions successives avant d’être limogé et envoyé aux soins psychiatriques. La presse occidentale salua abondamment le courage de ce dissident, non sans se rengorger : « cela ne pourrait jamais arriver chez nous ».

Prenant cette autosatisfaction à la lettre, Chomsky s’attela à trouver des exemples de critique semblables dans les médias du mainstream américain au sujet de la calamiteuse guerre du Vietnam. Il n’en trouva… aucune !

« En bref, il n’y a pas de Danchevs chez nous. Dans le mainstream, il ne se trouve personne pour appeler une invasion “invasion”, ou même pour prendre conscience du fait ; il était impensable qu’un journaliste US appelle publiquement les Sud-Vietnamiens à résister à l’invasion américaine. Une telle personne n’aurait pas été envoyée dans un hôpital psychiatrique, mais il est improbable qu’elle eût conservé sa position professionnelle et son statut social. »

Et Chomsky ajoute encore ceci:

« Il est à remarquer que dire la vérité, de ce côté-ci, ne demande pas de courage, seulement de l’honnêteté. Nous ne pouvons invoquer la violence d’Etat, comme le font ceux qui suivent la ligne du parti dans un pays totalitaire. »

Parler bas pour penser haut

L’école de pensée de Chomsky n’a rien de révolutionnaire. Elle repose, en somme, sur le vieux dicton évangélique de la paille et de la poutre. Mais le calme, la persévérance et la constante lucidité du vieux linguiste ont modifié la conscience de millions d’Américains et d’Occidentaux, précisément en leur ouvrant les yeux sur la matrice qui les conditionne eux-mêmes, le plus souvent à leur insu.

Chomsky n’a pas besoin de dresser des barricades ni de faire de l’agitation politique, même s’il reste, curieusement, un démocrate très discipliné. Sa révolution est dans les têtes, et dans des têtes, souvent, fort éloignées des hautes sphères de la vie intellectuelle.

Comme le dit Foy Vance : « Jamais aucun être humain n’a parlé aussi doucement en délivrant des vérités aussi dévastatrices que Noam Chomsky lorsqu’il a partagé ses idées. Il est réellement une douce révolution. »

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