Cap à gauche pour le Labour : Jeremy Corbyn, l’homme à abattre

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Après la victoire de M. David Cameron aux élections de mai 2015, les éditorialistes britanniques avaient tranché : son adversaire travailliste Edward Miliband avait erré trop à gauche. Les adhérents du Labour en ont jugé autrement en lui choisissant un successeur bien moins timoré. Incarnant l’aile la plus progressiste du parti, M. Jeremy Corbyn a bénéficié d’un mouvement de masse. Parlementaires et apparatchiks n’entendent toutefois pas lui faciliter la tâche.

Quelques heures après avoir été élu à la présidence du Parti travailliste, le 12 septembre dernier, M. Jeremy Corbyn prenait la parole devant des milliers de manifestants rassemblés au Parliament Square, à Londres, en soutien aux réfugiés et au droit d’asile. Alors que son discours s’approchait de la fin, un groupe de jeunes militants affublés de tee-shirts rouges « Team Corbyn » s’affairait en coulisses pour établir un cordon de sécurité et guider le nouvel homme fort de la gauche à travers la foule enflammée de ses supporteurs, des caméras de télévision, des journalistes et des amateurs de selfies.

Trois mois plus tôt, en juin, au terme d’un autre rassemblement au même endroit, M. Corbyn s’était attardé sur les lieux, détendu, prenant plaisir à bavarder tranquillement avec des participants. Rien alors n’aurait pu laisser présager que ce vétéran du Parlement, figure vénérable mais discrète de l’aile gauche du Parti travailliste, le Labour, surgirait bientôt à la tête de la principale force d’opposition de Sa Majesté.

Marginalisé depuis des décennies par ses collègues de la Chambre des communes, ignoré par les médias, ce candidat improbable a pourtant bénéficié d’un bouche-à-oreille aux allures de prodige, raflant 59,5 % des voix dès le premier tour et ridiculisant son principal rival, relégué à quarante points derrière avec un score de 19 %. Une victoire sans précédent dans l’histoire politique du Royaume-Uni.

Le meeting de juin avait fourni un premier indice du fait qu’un événement peu ordinaire risquait de se produire. Organisé peu de temps après la victoire des conservateurs aux élections législatives de mai, avec une gauche défaite et déprimée, ce rassemblement anti-austérité avait, à la surprise générale, attiré des centaines de milliers de manifestants, tous électeurs pro-Corbyn en puissance. « C’était un mouvement de gens qui se cherchaient une maison commune », nous explique le comédien Mark Steel, cofondateur de l’Assemblée du peuple, une fédération de groupes et de syndicats à l’origine du rassemblement. « Personne ne pouvait prévoir que cela finirait ainsi, et pourtant nous y sommes [1] »

Le fait que ce mouvement ait pris la forme d’une campagne en faveur de M. Corbyn peut paraître doublement surprenant, tant cet homme incarne le contraire du stéréotype de l’ardent tribun de gauche. Dépourvu du charisme d’un Alexis Tsipras ou des talents oratoires de son mentor Anthony (« Tony ») Benn, meneur historique de l’aile gauche des travaillistes dans les années 1979 et 1980, M. Corbyn ne présentait a priori aucun danger pour ses collègues et concurrents de l’élite travailliste. Or son style direct et dénué d’effets de manches s’est révélé un atout précieux, marquant sa différence par rapport aux représentants de commerce médiatiquement surentraînés qui peuplent la classe politique britannique.

Plutôt que de jouer au magicien, M. Corbyn a préféré agir comme un paratonnerre prêt à capter la charge électrique déjà présente dans l’air. Ses partisans sont de tous âges et de tous milieux, mais il a trouvé un accueil particulièrement réceptif parmi trois populations. En premier lieu, les jeunes, condamnés par la contre-offensive néolibérale post-2008 à des emplois dégradés et à des loyers prohibitifs. Ce n’est pas un hasard si l’archétype du supporteur de M. Corbyn a le teint frais, jouit d’une bonne éducation et travaille dans une cafétéria. Cette génération s’est politisée à travers le conflit causé par le triplement des frais d’université en 2012 [2], qui a provoqué un fort ressentiment générationnel et un mouvement de protestation étudiant plus radical que ce à quoi le pays était habitué.

Le deuxième pilier de son assise politique repose sur le mouvement antiguerre. M. Corbyn est le président de la coalition Stop the War (Arrêtez la guerre), qui a organisé la retentissante manifestation de deux millions de personnes contre l’invasion de l’Irak en 2003 — la plus grande protestation de masse de l’histoire britannique. Mme Lindsey German, la coordinatrice de Stop the War, estime que l’héritage de cette manifestation a « beaucoup alimenté » la campagne de M. Corbyn. « Enormément de gens détestaient ce que le Labour avait fait et ne supportaient pas Tony Blair [3], poursuit-elle. Nombre de personnes plus âgées ont quitté le parti à cause de l’Irak et vont revenir maintenant. »

Appui confirmé des syndicats

Les médias britanniques ont beau éluder par réflexe l’importance de ces manifestations, sans elles le phénomène Corbyn ne serait pas compréhensible. Le nouveau dirigeant du Labour a pris la parole devant tant de manifestants mobilisés pour tant de causes différentes — depuis la Palestine jusqu’aux services de santé psychiatrique — qu’il pouvait compter sur un fort élan de sympathie dès l’annonce de sa candidature.

Le troisième groupe est celui du monde syndical. Pas vraiment une surprise : dans le secteur public, où les syndicats ont encore voix au chapitre, les salaires sont gelés depuis des années et nombre de services amputés ou privatisés. Plusieurs syndicats sont maintenant dirigés par des secrétaires généraux clairement marqués à gauche. Peu attentifs à cette reconfiguration, les barons du Labour ont réagi avec stupeur quand les deux principales formations syndicales du pays, Unite et Unison, ont apporté leur soutien à M. Corbyn, sous la pression de leurs bases.

Ces changements d’état d’esprit s’observent ailleurs en Europe. Le Royaume-Uni se distingue cependant par une tradition politique qui n’a jamais accordé de place significative aux partis situés à la gauche du Labour. Le système électoral britannique du first past the post — ou scrutin uninominal à un tour — garantit que des formations plus petites, comme le Parti vert, restent bloquées hors du Parlement. Nul espoir de percée électorale pour un équivalent de Syriza ou de Podemos. Même le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (Ukip), de l’autre côté de l’échiquier politique, n’y est pas parvenu. L’opposition aux politiques néolibérales s’exprime par conséquent en grande partie au sein même du Parti travailliste, que beaucoup croyaient pourtant irréversiblement « blairisé ».

Le Labour s’est transformé, sous l’effet à la fois d’un afflux de nouveaux adhérents et d’une modification du système d’élection de son président. Cette fois-ci, n’importe quel citoyen pouvait participer au scrutin, à la seule condition de payer un droit d’entrée de 3 livres sterling (environ 4 euros). Ironie du sort, cette réforme interne avait été proposée par la droite du parti : les blairistes, fascinés par le modèle des primaires aux Etats-Unis, faisaient le pari que l’ouverture du vote au grand public affaiblirait l’influence des syndicalistes et achèverait d’ancrer le parti dans le fructueux marais du « centre ».

Cruelle fut leur déconvenue quand ils s’aperçurent que le mécanisme qui devait leur assurer la victoire servait en fait les intérêts de la gauche, ravie de retourner à son avantage la ruse de ses adversaires. Le dispositif était parfaitement adapté aux réseaux sociaux — en permettant d’adhérer d’un clic et de diffuser l’information à ses amis —, ce qui a considérablement avantagé M. Corbyn, très populaire sur Facebook et Twitter.

« La dynamique est née largement à l’extérieur du parti, pour ensuite se répandre à l’intérieur, grâce au changement de profil de ses adhérents », nous explique l’auteure féministe Hilary Wainwright, qui a longtemps travaillé aux côtés de M. Corbyn. Selon elle, le battage fait autour du candidat de gauche « a enhardi des adhérents plus anciens à voter pour lui, tout en créant l’effet d’un mouvement de masse avec de grands rassemblements ». Impression confortée par les 99 meetings de M. Corbyn, lesquels ont provoqué une affluence si massive qu’à plusieurs reprises l’orateur, une fois achevé son discours, a dû quitter la salle pour en tenir un autre à l’attention de la foule bloquée devant les portes. Certains ont même parlé de « corbynmania ».

La question qui se pose à présent est de savoir si cette mobilisation se maintiendra assez longtemps et avec assez de vigueur pour contrer les attaques qui vont tomber en rafales. Les réactions d’hostilité qu’il suscite déjà n’ont rien de surprenant, dans la mesure où, sur nombre de sujets, les positions de M. Corbyn se heurtent frontalement à ce que l’Etat britannique estime être ses intérêts. Il explique ne pas imaginer de circonstances susceptibles de justifier le déploiement des forces armées ; s’oppose aux bombardements en Syrie ; ne souhaite pas que le royaume investisse dans une nouvelle génération de missiles nucléaires (Trident) ; se montre très critique sur le rôle de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et l’extension de sa zone d’intervention.

En matière d’économie, il se dit prêt à en découdre avec l’industrie financière de la City de Londres ; à rétablir un contrôle politique sur la banque centrale ; à renationaliser le chemin de fer et plusieurs services publics, balayant ainsi l’orthodoxie thatchérienne. Sans prendre clairement position sur une sortie de l’Union européenne (le « Brexit »), il préfère mettre l’accent sur la construction d’une « Europe sociale ». Il critique avec virulence le traitement infligé à la Grèce et le grand marché transatlantique (GMT), ce traité de libre-échange en cours de négociation entre Bruxelles et Washington.

Combien de ces prises de position trouveront leur place dans la plate-forme du Labour, nul ne le sait encore. Entre le nouveau chef et la base, qui très majoritairement le soutient, s’intercale l’appareil des notables du parti, principal obstacle à son renouvellement programmatique. La plupart des parlementaires travaillistes ont entamé leur vie politique sous la tutelle de MM. Anthony Blair et Gordon Brown [4] et bâti leur carrière sur les ruines de la gauche. « Personne n’a jamais tenté de prendre la direction du parti avec aussi peu de soutien de la part des parlementaires, observe M. Lance Price, l’ancien responsable de la communication de M. Blair. Pour Jeremy Corbyn, la tâche s’annonce rude. »

Afin de déjouer les traquenards, la stratégie du nouvel homme fort de la gauche européenne consiste à démocratiser le Labour en rétablissant les prérogatives décisionnelles des adhérents lors des congrès annuels, de manière à circonscrire l’influence des caciques. « Corbyn a dans les mains des leviers de pouvoir considérables », estime M. Price, qui juge « improbable » le scénario d’un « dirigeant de gauche paralysé par un appareil aux positions politiques différentes des siennes ».

Certains parlementaires travaillistes évoquent déjà en sourdine l’éventualité d’une scission, qui paraît toutefois peu réaliste. Les blairistes ne font plus recette : leur candidate à la direction du Labour, Mme Elizabeth « Liz » Kandall, a récolté un résultat humiliant de 4,5 % des voix. Leur problème est d’ordre idéologique. Aussi vibrionnant qu’il ait pu être, le blairisme s’est nourri à des sources que la crise de 2008 a épuisées. Plus vraisemblablement, c’est au sein même du Labour que la droite cherchera les moyens de se venger, au risque d’une spirale autodestructrice.

Les adversaires de M. Corbyn peuvent aisément réunir les 47 parlementaires — seuil fixé par les statuts — qui leur seraient nécessaires pour renverser la direction et imposer un nouveau scrutin pour la présidence du parti. Pas tout de suite, bien sûr : compte tenu de l’écrasante victoire de leur bête noire, une manœuvre aussi brutale déclencherait un tollé chez les militants et aboutirait à la réélection de M. Corbyn, avec peut-être un score plus large encore. L’occasion de passer à l’attaque pourrait venir d’un mauvais résultat du Labour lors d’élections à venir, comme les législatives en Ecosse, en mai 2016, ou les européennes, en 2019. En attendant, il ne fait guère de doute que les blairistes s’emploieront à scrupuleusement savonner la planche de M. Corbyn auprès des médias et dans les couloirs du Parlement.

Le nouveau chef des travaillistes peut cependant compter sur une partie des élus locaux. M. Kenneth Livingstone, maire de Londres de 2000 à 2008 et allié du nouvel homme fort de la gauche, envisage l’avenir de façon plus décontractée : les parlementaires, nous explique-t-il, « ne comptent pas vraiment puisque Jeremy peut s’adresser directement au peuple et que les sondages le placent en bonne position pour devenir le prochain premier ministre. Tous ces dignitaires lui baiseront les pieds pour quémander un poste. »

Contrairement à celle des blairistes, l’opposition des conservateurs présente au moins l’avantage d’être franche et prévisible. Leur stratégie ? Ne reculer devant aucune outrance, comme dans cette vidéo diffusée par leurs soins qui assimile M. Corbyn à un complice du Hamas, du Hezbollah et même de Ben Laden. Le premier ministre David Cameron avait donné le ton le 13 septembre dans un tweet posté en réaction à la primaire travailliste : « Le Labour est maintenant une menace pour notre sécurité nationale, notre sécurité économique et la sécurité de vos familles. »

« Quel signal un tel message envoie-t-il au MI5 [les renseignements intérieurs] et aux services de sécurité ? », s’interroge M. Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, dont M. Corbyn a défendu plusieurs fois la cause à la Chambre des communes. Pour M. Assange, si le président du Labour persiste dans sa critique de l’OTAN et des missiles nucléaires Trident — joyau de la force de frappe britannique —, « des moyens considérables seront mis en œuvre pour lui barrer la route avant les prochaines élections. S’il a la moindre chance d’être élu premier ministre, compte tenu des enjeux, tout peut arriver ». Le lanceur d’alerte a bon espoir que M. Corbyn prendra cette menace au sérieux : « Il a déjà abandonné sa proposition initiale de sortir le Royaume-Uni de l’OTAN. Il est plus sage en effet de ne pas se battre sur tous les fronts en même temps. »

Vers une alliance plus large ?

D’ores et déjà, M. Corbyn est l’homme à abattre pour les médias, dont le traitement à son égard est passé par tous les stades de l’animosité : d’abord la consternation, puis la panique et enfin le mépris. Ce parti pris ne se manifeste pas seulement sous la plume ou sur les ondes des groupes de presse réactionnaires détenus par des milliardaires, il sévit dans tous les grands journaux du pays. Dès les premiers jours qui ont suivi le triomphe de « Corb », ainsi qu’ils l’ont rebaptisé avec dédain, les tabloïds en faisaient déjà leurs choux gras : « Corb offense la reine », vociférait la « une » du Sun après que le patron du Labour eut choisi de ne pas entonner l’hymne national à une cérémonie de commémoration de la bataille d’Angleterre [5]).

« Dieu sait ce qu’ils vont trouver pour le dénigrer, dit M. Steel. Il faut s’attendre à des coups extraordinairement vicieux. La seule défense, c’est le mouvement. Asséner des calomnies devient plus difficile quand il y a un million de personnes qui vous répondent : « Ce que vous dites est faux ». » M. Corbyn a déclaré qu’il souhaitait « convertir le Labour en une sorte de mouvement social The Andrew Marr Show] », British Broadcasting Corporation (BBC), 26 juillet 2015.] ». L’inimitié des parlementaires pourrait le contraindre à tenir cet engagement. La campagne de presse orchestrée contre lui rend d’autant plus vitale la mise en œuvre d’une stratégie de riposte et de mobilisation sur les réseaux sociaux.

« Si tous ceux qui ont voté pour Corbyn ne s’impliquent pas au plus vite, soit en rejoignant le Labour soit en le défendant de l’extérieur, toute cette campagne n’aura été rien d’autre qu’un ’j’aime’ sur Facebook », s’inquiète le chanteur Billy Bragg. Celui dont les chansons ont accompagné nombre de luttes, notamment durant les années Thatcher, appelle de ses vœux une alliance vaste et ouverte, une « synergie de gauche » à laquelle pourraient prendre part les écologistes. Mme Natalie Bennett, la dirigeante du Parti vert, n’écarte pas cette idée : « Le Labour que nous avons connu était favorable à l’austérité, aux privatisations, aux missiles Trident et à l’interventionnisme militaire, toutes choses auxquelles le Parti vert est opposé. Attendons d’abord de voir quel genre de Labour va émerger. Tout change. »

Le fait que le mouvement anti-austérité au Royaume-Uni s’est forgé dans le cadre d’un grand parti de gouvernement présente de grands avantages, mais aussi de sérieux inconvénients. Le Parti travailliste n’a pas été conçu pour se confronter à l’Etat. Ce n’est pas une organisation qui défie l’ordre établi, comme a pu le faire Syriza. Pour réussir, M. Corbyn va devoir transformer le Labour en une force militante capable d’entretenir l’incroyable sursaut collectif qui l’a propulsé à sa tête.

Si l’excitation générée ces derniers mois se propage à d’autres secteurs de la population et que l’aventure suit son chemin, M. Corbyn a toutes ses chances. Si le mouvement retombe et que l’homme du renouveau reporte son assise sur les vieux centres de pouvoir, l’occasion sera perdue.


*Alex Nunns. Journaliste et écrivain, chroniqueur politique du magazine Red Pepper.

Notes

[1] Sauf mention contraire, les citations sont issues d’entretiens avec l’auteur.

[2] Lire David Nowell-Smith, « Amers lendemains électoraux pour l’université britannique », Le Monde diplomatique, mars 2011

[3] Elu chef du Parti travailliste en juillet 1994, M. Anthony Blair fut premier ministre de mai 1997 à juin 2007.

[4] Ministre des finances (chancelier de l’Echiquier) durant le mandat de M. Blair, puis premier ministre de juin 2007 à mai 2010..

[5] « Corb snubs the Queen », The Sun, Londres, 16 septembre 2015.

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