La dette publique et la fiscalité comme mécanisme de dépossession en Amérique Latine

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Le système capitaliste utilise actuellement différents mécanismes pour s’approprier la richesse produite, mécanismes complémentaires à l’exploitation du travail salarié. Le système génère toute une série de processus visant à garantir sa reproduction matérielle et sa reproduction de classe, avec l’objectif de récupérer et d’augmenter le taux de profit, le pouvoir des oligarchies et la domination dans le champ idéologique. Le géographe David Harvey a dénommé ce processus «étape de la dépossession », comprise comme une situation dans laquelle s’intensifient les mécanismes à travers lesquels le travailleur est spolié de l’excédent qu’il a réussi à mettre de côté sur son salaire. Ainsi, le capital parvient à récupérer dans le cadre de la circulation une partie de ce qui lui a échappé dans le cadre de la production, là où se répartit l’excédent.

Les formes de dépossession sont multiples et chacune peut comporter différents acteurs et recourir à différents procédés. L’augmentation induite des prix des produits de première nécessité, la marchandisation et la privatisation des services publics universels comme la santé et l’éducation, les systèmes d’imposition dégressifs et injustes, les intérêts de la dette publique et privée, le contrôle des moyens de communication et de la culture, sont des exemples de ces mécanismes de dépossession dans les différents compartiments de notre vie personnelle et collective, tant dans le domaine matériel que politique et idéologique.

Les mécanismes de dépossession utilisés avec le plus d’intensité varient selon chaque économie, et à chaque moment historique, c’est pourquoi il est nécessaire de les analyser et de les mettre en lumière [1] . De fait quand Pasqualina Curcio, dans son livre « La main visible du marché », perce de façon rigoureuse les armes économiques utilisées contre le Venezuela, elle laisse percevoir les différents mécanismes de dépossession du bien-être matériel et des droits de souveraineté que les classes dominantes sont en train d’appliquer aux classes populaires vénézuéliennes [2].

L’un des mécanismes de dépossession les plus efficaces et les plus utilisés est celui de l’endettement public, en liaison avec un système d’impôts dégressifs. Cet instrument fonctionne avec le plus d’intensité quand, en raison de la crise générée par les contradictions intrinsèques de l’accumulation capitaliste, l’Etat voit diminuer substantiellement ses revenus, autant par la chute du recouvrement des impôts, que par la vente directe de produits, comme c’est le cas de la majorité des pays d’Amérique Latine, du fait de la chute des prix des matières premières. Simultanément l’Etat peut décider d’augmenter la dépense publique pour faire face aux conséquences sociales de la crise et pour relancer l’économie.

Il est facile de comprendre que dans cette situation un Etat puisse recourir à un déficit du budget et chercher son financement. Celui-ci peut venir du système financier national ou international (dette publique interne ou externe), sachant que pour les pays Latino-Américains la première est libellée en général en monnaie nationale et la seconde en dollars, mais que pour les deux il faudra payer un niveau d’intérêts déterminé par les dits « Marchés » [3] avec l’inestimable collaboration des agences de notation (auxquelles nous avons consacré un article récent [4] dans le cadre du CELAG [5].

Ces taux d’intérêt sont particulièrement élevées pour l’Amérique Latine et leur détermination ne correspond ni avec le niveau de l’endettement public (34% en 2015, soit un niveau très inférieur à celui des pays du cœur du système [6] qui bénéficient, eux, de taux d’intérêt beaucoup plus favorables), ni avec les chiffres macroéconomiques de croissance, ni avec la capacité de règlement des échéances [7]. Ces taux d’intérêt élevés correspondent à la conjonction des forces existantes au sein du système financier international qui situe l’Amérique Latine dans une zone géoéconomique faible et fragile face aux mouvements financiers spéculatifs. Je reviendrai plus loin sur ce point.

La situation ainsi décrite renforce la croissance de la dette publique dont le paiement devra faire appel chaque fois à une plus grande quantité de ressources publiques présentes [8] et futures. En dernière instance, ces ressources s’obtiennent à travers les impôts et la vente, principalement, de matières premières. En d’autres termes, cette dette publique représente les droits que le système financier détient sur la richesse présente et future de l’économie réelle. D’un côté, les travailleurs devront consacrer une partie de la valeur créée au cours de leurs futures journées de travail pour remplir les obligations nées de cette dette. D’un autre côté celle-ci s’analyse comme un droit sur les ressources naturelles du pays qui seront vendues pour satisfaire ces obligations.

C’est ainsi que la dette publique se convertit en un mécanisme très efficace de transfert au profit du capital financier de la rente et de la richesse de la population. Ce mécanisme de redistribution en faveur du capital est d’autant plus efficient et plus injuste socialement que le système de contributions est plus régressif, autrement dit, quand l’effort et la participation des classes populaires au recouvrement des recettes est plus important.

Le rapport de la CEPAL [9] sur le panorama fiscal de l’Amérique Latine pour 2016 met en évidence que le système d’imposition de la région se caractérise par sa dégressivité et par le fait qu’il ne recouvre pas ce qu’il pourrait, en particulier sur les rentes les plus élevées et sur le capital : le recouvrement des impôts de la région n’atteint pas les 19% du PIB (très loin des 35% de moyenne des pays de l’OCDE), le gros de ce recouvrement s’appuie en effet sur des impôts indirects impliquant un effort plus grand de la part des classes populaires [10], les impôts directs n’atteignent pas le tiers du total recouvré, le taux moyen prélevé sur les rentes les plus élevées étant très faible (selon ce rapport les 10% les plus riches ne payent en réalité que 5,4% du total), les impôts sur les bénéfices des grandes entreprises sont ridicules et pleins de bonifications et l’impôt sur le patrimoine qui pèserait sur les classes les plus aisées, est quasi inexistant.

Ce panorama montre clairement le potentiel de dépossession de la population de la région que suppose le mécanisme d’endettement public en liaison avec le système fiscal Latino-Américain. En ce sens il vaut la peine de souligner que durant la crise actuelle du système capitaliste, l’endettement de la région s’est traduit principalement par un endettement interne dans la monnaie nationale de chaque pays.

Ce fait a eu pour conséquences qu’en un peu plus de dix ans le poids de la dette publique interne sur la dette publique totale soit passé d’environ 35% à 70% actuellement [11]. Cela montre qu’il se produit un changement quant aux acteurs de ce mécanisme de dépossession : c’est ainsi que le capital financiaro-bancaire des pays de la région (ou du moins les filiales de banques internationales qui opèrent en territoire Latino-Américain) a pris de l’importance comme destinataire de cette richesse dont est dépossédée la population. Comme l’ont mis en évidence des articles antérieurs du CELAG, la banque est le grand gagnant de ce XXIème siècle en Amérique Latine [12]].

Pour conclure, il faut garder à l’esprit que la dette publique, comme arme de dépossession, constitue non seulement un mécanisme de transfert de la rente de bas en haut, mais encore qu’elle a été historiquement un instrument réellement puissant pour conditionner et imposer aux pays des politiques économiques d’obédience néolibérale, et l’Amérique Latine a une large expérience en la matière. Actuellement cet instrument est plus fort que jamais et nous devons mentionner à nouveau le rôle des agences de qualification dans ce domaine, agences dont les analyses sont amplement discréditées et qui en de nombreuses occasions répondent aux préoccupations politiques et aux intérêts du capital financier.

Ceci suppose une dépossession dans le domaine de la souveraineté politique des pays et, partant, de leur population. Je disais en commençant cet article que la dépossession ne se produit pas exclusivement dans le champ matériel de la vie humaine, mais qu’elle a une incidence directe sur le champ des droits politiques de la population, et que logiquement, en dernière instance, elle aura un impact sur ses conditions de vie matérielles. Il est indispensable d’analyser ces processus dans leur ensemble pour déterminer la portée des différents mécanismes de dépossession qui opèrent dans la région, les mettre en lumière et leur faire front depuis les différents espaces de lutte politique.


*Francisco Navarro est espagnol. Docteur en Economie Appliquée (2012) à l’Université Autonome de Barcelone (UAB). Professeur associé de la UAB. Membre du Séminaire d’Economie Critique Taifa. Sociétaire de la Société Hispano-Americaine d’Analyse Input-Output (SHAIO).

Notes

[1] Dans les années quatre-vingt, l’endettement externe fut l’un des mécanismes de dépossession qui réussirent le mieux en Amérique Latine, étant admis qu’il généra non seulement un transfert colossal de la rente vers le capital financier international mais encore qu’il ouvrit la porte à l’intensification des autres mécanismes comme la marchandisation et la privatisation des services publics et l’appropriation par le capital privé de l’exploitation des ressources naturelles.

[2] L’auteure met principalement l’accent sur quatre mécanismes : la pénurie programmée des biens essentiels, l’inflation induite, le boycott dans l’approvisionnement en biens de première nécessité et l’embargo commercial camouflé.

[3] Les marchés sont formés d’un enchevêtrement d’entreprises du secteur financier International : banques, gestionnaires de fonds d’investissements, assurances, fonds de pension, fonds souverains, fonds de capital risque, etc. L’affaire de chacun d’eux consiste à obtenir un bénéfice maximal au moyen de la concession de prêts aux Etats (à tous les niveaux de territoires) et aux entreprises publiques et privées.

[4] Agences disqualifiées [Agencias Descalificadas] : Alfredo Serrano Mancilla. Nov 13, 2016

[5] Note du traducteur : Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica : Centre Stratégique Lartino-Américain de Géopolitique

[6] Note du traducteur : littéralement « les pays centraux » : Etats Unis, Canada, Europe

[7] C’est bien connu, encore qu’il est toujours nécessaire de le rappeler, la majeure partie des difficultés de paiement de la dette extérieure des pays Latino-Américains est venue de facteurs spéculatifs et politiques intéressant les pays du cœur du système.

[8] Par exemple, en accord avec le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) : en 2013 le Brésil a consacré 42,2% du budget public au paiement de la dette, l’Argentine 38,4% et la Colombie 24,3%.

[9] Note du traducteur : Comisión Económica para América Latina y el Caribe, Commission Economique Pour l’Amérique Latine et les Caraïbes

[10] Bien qu’il y ait des exceptions comme le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur qui se sont plus appuyés sur la richesse provenant des rentes sur les ressources naturelles que sur les impôts à la consommation. Néanmoins, ces derniers (les impôts indirects) restent plus importants que les impôts directs.

[11] Pour un échantillon de pays de référence de la région : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou et Venezuela

[12] La banque et sa main invisible [La banca y su mano invisible] et Les profits des banques privées en Amérique Latine [Las ganancias de la banca privada en América Latina

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