Maintenant que la Russie de Poutine apparaît au sommet de la récupération de son pouvoir et de son prestige international, est venu le moment de rappeler les grands risques que comporte le plus que légitime défi russe face à l’Occident et à la fragilité interne du régime du Président Poutine.
Le système autocratique russe actuel, qu’Eltsine a mis sur pied en 1993 avec l’appui enthousiaste de l’Occident, est très vulnérable à l’instabilité interne. Ses mécanismes de reproduction et de légitimation vont toujours vers la concentration du pouvoir personnel. Cela se heurte avec les exigences d’une société moderne.
Dysfonctionnement
Le régime traditionnel samovlaste [1] hérité et perfectionné par Poutine est peu fonctionnel par rapport aux développements de sa société. Les enquêtes confirment que 50 % des russes considèrent qu’ils ont droit à défendre leurs intérêts même si cela contredit les intérêts de l’État. Ceux qui ne sont pas d’accord avec cet énoncé n’ont pas autre alternative que s’y opposer et se rassembleraient d’une forme passive si le moment venait. Nous ne sommes pas devant une société soviétique depuis longtemps.
À la différence des deux siècles précédents, le légitime nationalisme russe et les engrenages du consensus interne vers un leader fort dont la vertu principale fut d’avoir arrêté une dégradation nationale de presque vingt ans, vivent avec un très fort vecteur de type bourgeois, pourrions nous dire, qui repousse le conflit et désire la stabilité, comme cela se passe dans toute autre société moderne. Ce vecteur, initié dans l’URSS urbaine des années soixante va augmenter, parce qu’il fait partie de la logique historique de notre époque. Le système autocratique n’a pas de réponse à cela. Il ne cadre pas avec cela. Sa réforme est, par définition, compliquée.
Impliquer/exclure
Dans l’affirmation de la Russie en moment dans le monde, il y a, bien sûr, une plus que légitime demande de puissance. En Europe la mise à l’écart ou le mauvais traitement de grandes puissances a toujours eu des résultats néfastes. Après les guerres napoléoniennes les vainqueurs ont impliqué la France vaincue dans la prise de décision, ce qui a ouvert une longue étape de paix et de stabilité continentale. L’exemple contraire est ce qui a été fait par l’Allemagne post-guillaume, après la première guerre mondiale, et aussi par la Russie bolchevique après la Révolution de 1917. Dans les deux cas, les politiques d’exclusion - et d’interventionnisme militaire terrible dans la guerre civile russe - ont eu des conséquences néfastes pour ce qui plus tard fut le nazisme et la genèse du stalinisme. Ce que nous avons vu en Europe dès la fin de la guerre froide est un nouvel avertissement sur les dangers d’exclure une grande puissance de la prise de décision et de la traiter à coups des dictats et de sanctions, au lieu d’organiser la sécurité continentale commune comme convenu à Paris en novembre 1990 (et qui aurait rendu l’OTAN obsolète et avec elle l’influence déterminante des États-Unis d’Amérique sur le continent). Au lieu de cela, pendant 25 ans, l’occident a maltraité la Russie en la poursuivant jusqu’à arriver aux faubourgs géopolitiques de Moscou, avec le résultat vu en Ukraine.
Mais dans l’actuelle auto revendication du Kremlin, il y a aussi un autre aspect qu’il ne faut pas perdre de vue : un vecteur de mobilisation du coté de la population devant les effets ajoutés qu’il y a à l’intérieur de la Russie ; les prix bas du pétrole, la stagnation de la situation socio-économique et les sanctions occidentales. Tout cela aiguise les contradictions entre la société russe et son régime politique peu fonctionnel.
Une légitimation risquée
Dans la tension militaire actuelle en Europe, dont la responsabilité principale revient aux États-Unis, avec le retour de l’obsession anti russe de l’Allemagne en deuxième position (l’hystérie des polonais et des baltes est seulement importante par l’instrumentalisation de ces deux responsabilités), la corrélation de forces est indubitable : La population des membres européens de l’OTAN dépasse de quatre fois celle de la Russie. La somme de leur PIB de neuf fois. Sa dépense militaire d’au moins trois fois la russe. En incluant l’ensemble de l’OTAN, le budget militaire russe d’environ 90 000 millions de dollars est douze fois inférieur à l’occidental. En Syrie, ces corrélations ne sont pas très différentes et si les choses ont bien fonctionné là bas pour Moscou, ce fut grâce à une certaine stupeur paralysante des États-Unis devant les catastrophes de leurs dernières actions militaires dans la région, et aux zigzags de l’attitude turque que la diplomatie russe a su jouer avec grand discernement et maîtrise.
La machine militaire russe décrépite a été améliorée ces dernières années, mais c’est encore un instrument plein des fissures qui a travaillé à son rendement maximal. Un chasseur-bombardier russe a été abattu par les Turcs, deux autres sont tombés à la mer depuis le porte-avions Amiral Kuznetsov. L’intervention russe a aussi été risquée, parce qu’en cas d’escalade elle aurait difficilement pu faire plus. D’où l’impression que Moscou essaie de faire plus que ce qu’il peut, ou, comme minimum, tout ce qu’il peut. Une action militaire extérieure qui fait tirer la langue multiplie les risques.
Les interventions en Syrie et en Ukraine ont chargé les batteries de la légitimation du système à huis clos, mais combien de temps durera cette charge ? Pour le moment elle fonctionne, mais les risques sont immenses et il faut s’interroger sur la durabilité du moyen. Un revers militaire en Syrie ou en Ukraine, aurait été fatal pour le Kremlin. En 1905, l’échec militaire de Tsushima lors la guerre russo-japonaise a marqué le début de la fin de l’autocratie des Románov, une dynastie de trois siècles. Dans l’effort fait pour recommencer à lever la tête dans le monde, ce « syndrome 1905 » est capital.
Le populisme sans distribution
Le rôle de puissances plus prudentes dans leur action extérieure comme la Russie et la Chine dans le monde multipolaire est fondamental pour éviter les dangereux excès de l’hégémonisme illusoire qui sont restés bien en évidence dans les catastrophes de ces années, mais à propos de l’ordre interne, la Russie doit être évaluée à sa propre réalité contradictoire. Poutine n’a pas résolu, et n’a même pas cherché, le chemin de développement qui stabilise la Russie. C’est un patriote populiste de droite, prisonnier d’un modèle de commandement caduque pour la modernité. Il n’est même pas un Hugo Chávez qui a commis le péché de distribuer socialement une rente pétrolière. Poutine ne distribue rien. Bien que pour le moment il n’y ait pas de signes de protestation sociale, c’est un horizon inéluctable à long terme avec lequel un Occident hostile jouera toujours. Le recours risqué à un machisme extérieur ne fonctionnera pas éternellement. En ce qui concerne la Russie c’est un développement auquel il faudra prêter une attention maximale à partir de maintenant.
Cela étant dit, il est inévitable de situer l’ingérence (présumée ou réelle) du Kremlin dans la politique US faite par tant de titres ces jours ci-après plusieurs années de diabolisation intense du Président russe dans tout l’Occident et particulièrement en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce qui a filtré, si c’est crédible, est ridicule à côté de ce qu’a représenté l’ingérence des États-Unis dans la politique russe.
L’histoire drôle de l’ingérence dans Hillarystán
Dans les années quatre-vingt-dix, l’ingérence de Washington en Russie a été déterminante pour la ruine et la criminalisation de l’économie russe. Beaucoup de décrets de privatisation et d’autres aspects essentiels ont été rédigés directement à Washington. Des gens comme le vice-secrétaire du trésor US Lawrence Summers, donnait directement des instructions en matière de code fiscal, TVA et des concessions d’exploitation de ressources naturelles et les plombiers de l’Harvard Institute for International Development, sous le parrainage de l’USAID, Jeffrey Sachs, Stanley Fisher et Anders Aslund, avaient autant d’influence que les ministres.
Sous la baguette d’Andrei Kózyriev (1992-1996), la politique extérieure russe était aux mains d’une marionnette de Washington qui a été mise comme récompense à la tête de l’entreprise pharmaceutique étasunienne ICN après être révoqué. Le grand projet géopolitique pour la Russie des stratèges de Washington comme de Zbigniew Brzezinski était de dissoudre le pays dans quatre ou cinq républiques géopolitiquement insignifiantes - un scénario que la Russie n’a jamais envisagé pour les Etats-Unis, ni dans les moments les plus forts du pouvoir soviétique et dont le précédent historique le plus proche est le projet de dissolution de l’URSS du Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete sous la conduite du nazi Alfred Rosenberg. Lors des présidentielles de juin/juillet 1996, la complicité des États-Unis a été la clef pour faciliter le financement illégal de la campagne de Eltsine et la manipulation de renseignements qui l’a accompagnée, ce qui a empêché une probable victoire communiste …
Que beaucoup de tout cela eut été consenti et même favorisé par la classe politique russe dont le principal souci à cette époque était de se remplir les poches, ne change pas grande chose au sujet : Après, quand avec Poutine la priorité a été la stabilisation de l’acquis et la récupération de la Russie, Washington a promu les révolutions de couleurs dans divers pays de l’environnement russe et a toujours appuyé ce scénario en Russie même, en soutenant d’un point de vue économique et informatif les organisations non gouvernementales et les défenseurs de droits de l’homme - plusieurs d’eux plus qu’honorables - dont l’action était favorable à ses intérêts.
La clé de la récupération russe au début du XXIe siècle a été la soumission du complexe énergétique aux intérêts de l’État. Ce fut alors, qu’on s’est aperçu que Poutine mettait fin la « bananisation » de la Russie, quand Washington avait parié sur le magnat Mijail Jodorkovski.
Propriétaire de Yukos, la plus grande compagnie pétrolière russe, et principal bénéficiaire de la privatisation énergétique des années quatre-vingt-dix, Jodorkovski se préparait à défier électoralement Poutine. En 2003, il se disposait à tracer pour cela des liens économiques stratégiques avec l’Occident comme la vente d’un tiers des actions de Yukos à l’Exxon-Mobil (22.000 millions de dollars), la construction d’un oléoduc vers la Chine et d’un terminal pour l’exportation vers l’occident à Mourmansk avec lequel il cherchait à déterminer l’exportation de brut. Tout cela non seulement cassait le pacte que Poutine avait établi avec les magnats (pour les acquisitions des privatisations en échange de la non ingérence politique et la soumission à l’État), mais privait le Kremlin du principal atout géopolitique pour la récupération de la Russie : l’usage de sa puissance énergétique.
Jodorkovski, « a adopté des décisions qui affectaient le destin et la souveraineté de l’État et qu’on ne pouvait pas laisser dans les mains d’un seul homme guidé par ses propres intérêts », a expliqué Poutine en son temps. Jodorkovski a été emprisonné et immédiatement soutenu par l’Occident jusqu’à sa remise en liberté…
Ce type d’ingérence dans les affaires de la Russie fut une constante - tout russe le sait - et remet à sa place le présumé scandale des hackers russes dans la campagne électorale étasunienne. La réalité simple est que, dans l’hypothèse la plus extrême et indémontrable - avec Poutine pilotant personnellement l’opération - toute cette affaire est assez innocente. Plus encore : à côté de ce que le valeureux dissident Eduard Snowden a révélé après avoir démontré sur pièces, l’existence du Big Brother et son contrôle mondial total des communications par les États-Unis à travers la NSA, cet épisode des courriels de Madame Hillary ressemble beaucoup à une mascarade.
* Rafael Poch, Rafael Poch-de-Feliu (Barcelone, 1956) a été vingt ans correspondant de « La Vanguardia » à Moscou et à Pékin. Avant il a étudié l’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest, il a été correspondant en Espagne du « Die Tageszeitung », rédacteur de l’agence allemande de presse « DPA » à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983 à 1987). Actuellement correspondant de « La Vanguardia » à Paris.
Note
[1] « samovlastie » pouvoir personnel, synonyme de « autocratie ». Note de El Correo