Arrêtons de nous massacrer la langue(1)

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La scène se passe au milieu des années quatre-vingt. Un groupe d'étudiants tunisiens est attablé dans un restaurant universitaire parisien. Ils parlent de mathématiques et de concours, de religion et de politique. Une spécificité de leurs propos attire l'attention d'un voisin de table. Ce dernier ne peut s'empêcher de suivre leur conversation dont il ne comprend que des bribes. Au bout de quelques minutes, il part dans un fou rire que même les regards vexés et hostiles des jeunes tunisiens n'arrive pas à freiner.

Ce qui attira l'attention du voisin ? Cette façon de parler qui emprunte au Français mais n'est pas du Français, qui ressemble à du Créole mais n'en est pas non plus. Ce jour-là, il a fait une découverte qui l'aurait beaucoup intéressé s'il était spécialiste des sociétés post-coloniales : il a découvert le Francarabe.

Des anecdotes comme celle-là, nous en avons tous à foison. Le collègue français qui ayant surpris une discussion entre deux de nos compatriotes vous demande naïvement : "est-ce que le mot journaliste existe en Arabe ? Et le mot ambassade ?". L'enfant qui demande à ses parents "comment on dit télévision en Français ? Et appartement ? Et portable ?", et ayant reçu la réponse, il s'exclame "mais alors l'Arabe et le Français c'est kif-kif !".

Allumez la télé à n'importe quelle heure de la journée et regardez en particulier les talk-shows. Vous allez assister à ce spectacle lamentable dans lequel les chanteurs quasi-analphabètes comme les universitaires bardés de diplômes, les joueurs de football comme les politiciens, massacrent la langue d'Almoutanabbi et celle de Molière en les mélangeant, en leur tordant le coup à l'une et à l'autre.

Récemment, j'ai constaté, amusé, que le club des personnalités médiatiques parlant couramment l'horrible Francarabe, venait de s'enrichir. La nouvelle recrue est un imam. Oui, un imam. Ce monsieur y voit peut-être une façon de prouver sa modernité et sa modération.

Les étudiants évoqués au début de cet article avaient tort de s'offusquer du fou rire de leur voisin. Le rapport que nous -Tunisiens et plus généralement Maghrébins- entretenons avec la langue est effectivement risible. Risible et tragique, doit-on préciser.

Ces phrases qui commencent en Arabe et se terminent en Français, ces verbes français conjugués en Arabe, ces noms arabes précédés par des déterminants français, sont le signe de quelque chose qui ne tourne pas rond, d'un échec.

Quel échec ? Celui de la reconquête d'une indépendance culturelle, donc linguistique, dont l'indépendance politique était la promesse. Celui aussi de la modernisation de nos sociétés arabes.

On prête à Feu Salah Guermadi une citation selon laquelle on voulait former des bilingues mais on n'a réussi à fabriquer que des "bi-bègues". Langue d'un peuple qui n'a plus de langue, le Francarabe est précisément le produit phare de ce "bi-bèguisme".

On a longtemps reproché à la colonisation française d'avoir "coupé la langue" des peuples qu'elle a opprimés. L'accusation n’est sans doute pas sans fondements, mais la reprendre aujourd'hui, soixante ans après les indépendances, pour expliquer la misère linguistique et culturelle de nos peuples, relèverait de la mauvaise foi et de l'incapacité à se prendre en charge.

Il y a quelques semaines, le professeur M.L. Bouguerra déplorait, dans un article publié par le journal électronique Leaders, le massacre que subit la langue française dans certains documents officiels tunisiens. En réalité le massacre est à la fois beaucoup plus large et beaucoup plus grave que quelques fautes de Français dans un communiqué publié par une administration tunisienne. Ce qui est massacré quotidiennement, aux quatre coins de la Tunisie, ce n’est pas la langue française mais tout simplement « la langue ». La langue entendue d'abord comme la langue-mère (comme on ne dit pas en Français), entendue ensuite comme "Manière de parler, de s'exprimer, considérée du point de vue des moyens d'expression à la disposition des locuteurs" (Larousse).

Un mot pour finir : le Francarabe, cette manière de parler sans grandeur ni élégance, n’est pas le Français. D’une certaine manière, il en est même la négation. Dans cet article, nous n’avons donc rien dit au sujet de la langue de Molière et de la place qu’elle pourrait occuper dans nos pays, avec d’autres langues étrangères, à côté, ou derrière la langue nationale. Nous y reviendrons.


Note :

Pour être cohérent avec son contenu, cet article aurait dû être écrit en Arabe. Que les lecteurs sachent que s'il n'en a pas été ainsi, c'est que, à l'origine, il a été écrit en réponse à un article écrit en Français.

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