La pièce de monnaie était en l’air et quelque chose d’implicite, d’un peu diffus mais palpable nous disait qu’elle allait tomber du côté de Cambiemos [Changeons]. En principe, ainsi est la démocratie et ainsi nous l’avons acceptée, comme toujours, très loin des fantômes que les « républicains » ont agités chaque fois que la pièce était en l’air et qu’il semblait qu’elle allait tomber du côté du FpV. Et si Cambiemos a gagné d’une manière propre, comme ce fut le cas, il n’y a pas d’autre chemin, aujourd’hui, que l’admettre, le digérer, le reconnaître et se demander pourquoi.
Si on se demande pourquoi, c’est parce que le résultat, qu’on respecte, ne modifie pas l’opinion que nous des millions d’argentins avons de Mauricio Macri, et de la construction politique qui l’a porté à la Présidence. Cela ne modifie pas la règle de trois simple qui fait qu’on soupçonne que cette présidence sera basiquement dirigée à restaurer la droite qui, excepté durant ces douze années et pendant le premier péronisme, fut hissée au pouvoir de ce pays pour le bénéfice du pouvoir concentré des élites locales et des entreprises multinationales. Cela ne modifie pas la perspective, ni les convictions de millions d’argentins croyant que la redistribution de la richesse n’est pas un « prologue », mais un objectif, et que cette étape qui va commence en décembre fera avorter beaucoup de rêves, beaucoup de projets, et qu’elle relocalisera l’Argentine à une place dans le monde, qui n’est pas celui qui change, mais celui qui conserve des recettes qui ont échoué.
Ce qu’annulent les élections ce sont les préférences d’une majorité, ou mieux, elles annulent ce qu’est la majorité au sein d’une pause spatiale et temporelle. Hier, il est demeuré très clair qu’il y a une majorité qui fait confiance à Macri pour leur rendre la vie plus légère, qu’il va promouvoir « l’union entre des argentins », qu’il « modernisera » ou peut-être « post modernisera » la politique argentine, bien que pour ceux qui n’ont pas voté pour lui, ce que nous voyons que c’est du marketing, et le marketing n’a jamais fait rien de précieux pour les peuples. Ce n’est pas dans sa nature.
Cambiemos a disposé de quelque chose de beaucoup plus puissant qu’un programme de télévision de la majorité gouvernementale et diabolisé. Il a disposé de l’appareil très puissant des médias concentrés qui a dissimulé ses contradictions et a minimisé les conséquences des politiques économiques qu’il prévoit. Contre cela, il n’y avait pas beaucoup à faire, comme il n’y a pas beaucoup à faire dans d’autres latitudes où à ce moment même, on lutte contre la domination des marchés et des idées que Macri agite.
C’est un nécessaire travail de conscientisation cyclopéen pour que ceux qui ne s’intéressent pas à la politique remarquent ce que signifie voter en légitime défense. Pour les simples, pour les vulnérables, cela implique toujours voter contre la concentration du capital, contre le libre-échange, voter en faveur de sa propre prise en main [1]. Ce n’est pas du mauvais esprit : c’est ce que, si on est intellectuellement honnête, on le dit parce que c’est ce qu’on pense, et on le dit aujourd’hui, on l’a pensé et on l’a dit avec l’Alliance, le « menemato » [période de Menem], la dictature. Mais le vote populaire dit une autre chose, et il faut ravaler ses larmes pour l’accepter, parce que le vote populaire est ce à quoi, par ailleurs, nous nous sommes toujours en remis en dernier ressort, et cela ne change pas non plus.
À partir de maintenant il faudra réviser quelles sont les choses qui ont pu être faites et celles qui n’ont pas été faites, quels « tons » ou « manières », qui ont été tant reprochés au kirchnerisme, ne se limitaient pas dans « tons » ou « manières » mais qu’ils étaient des symptômes de déconnexion avec n’importe qui, qui n’était pas eux. Il faudra réviser quels signes d’orgueil et d’endogamie se sont frôlés pour arrêter d’écouter les demandes qui étaient dans l’air, quel non suivis et sous-estimations ont blessé ou été laissés dans le chemin inutilement. Il faudra aussi re-faire aussi une mise au point du lien de Cristina avec les jeunes militants qui ont été, sans doute, le moteur d’une force politique ces dernières années, le cœur de cette force politique par rapport au présent et à l’avenir, mais qui n’a jamais cessé d’être un environnement dé-coupé de la réalité. La réalité est toujours transgénérationnelle.
Cela dit, pour le reste, au moins pour ceux qui ont dépassé les 50 ans, ces douze années ont été une exception à la règle qui nous a maintenues dans l’opposition toute notre vie. Ce furent douze années heureuses. Et si plusieurs parmi nous avons mis corps et âmes au service d’un projet politique auquel on ne renonce évidemment pas après avoir perdu une élection, c’est parce que nous pensons qu’il valait la peine, et aujourd’hui, dans l’échec, nous continuons à sentir la même chose. Chaque instant écoulé depuis le 25 mai 2003, a valu la peine, comme à partir de maintenant, cela vaut la peine de continuer d’insister, depuis là où c’est possible, sur les idées ‘incluantes’, solidaires, transgressives, qui ont développé les droits comme jamais avant depuis le retour de la démocratie.
Cambiemos a en sa faveur que personne n’essaiera de le déstabiliser, et Macri aura en sa faveur que les grands médias lui feront des unes élogieuses et dissimuleront ses erreurs. Cela nous le vivons déjà et nous le savons. C’est à nous de ne pas faire reculer la conscience que nous avons accumulée toutes ces années, et essayer de la propager d’où nous pouvons, comme nous l’avons toujours fait, contre vents et marées, depuis des espaces alternatifs, dans les enceintes que nous pouvons construire. Ils ne sont pas peu et nous sommes beaucoup. Maintenant commence une autre étape, dans laquelle on vérifiera que ce n’était pas l’intérêt, mais l’amour et la conviction qui nous inspiraient.
Le triomphe de Mauricio Macri et de ses associés radicaux [du Parti Radical] est effectivement, comme eux l’affirment, une très forte charnière. Et parce que c’est la démocratie l’unique système auquel nous croyons, la noblesse oblige de l’admettre et de ne pas simplifier ou banaliser nous-mêmes cet échec. Ce qui suit est, je le disais, un regard profond vers l’espace du FpV pour mieux comprendre comment ont été bougés quelques fils visqueux qui ont soustrait de la force et des votes. Le scénario imaginable est complexe et il sera aussi dur pour beaucoup de votants de Cambiemos, surtout si ce sont des travailleurs.
Cette charnière nous indique que, pour re-énergiser nos idées, à tous un bain d’humilité ne nous ferait pas de mal et aussi nous signale que ces vrais changements structuraux pour lesquels nous avons lutté, seront uniquement possibles qu’avec une société hautement politisée, partie prenante aussi dans l’écoute quotidienne de chaque dirigeant, et reste en suspens un travail de base monumental qui est demeuré, apparemment, à moitié fait.
* Sandra Russo est journaliste, éditorialiste, auteur et animatrice argentine de diverses émissions de radio et télévision.
[1] Ou empowerment (en anglais). C’est l’octroi de plus de pouvoir aux individus ou aux groupes afin d’agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques qu’ils subissent