Quelles sont les lumières ?

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En 1966, un des intellectuels occidentaux les plus novateurs du XXe siècle, Pier Paolo Pasolini, a écrit que nous sommes souvent prisonniers de mots malades. Il se référait aux mots qui semblent pleins de sens, mais qui en sont, en fait, dépourvus ou, peut-être plus précisément, les mots qui possèdent des connotations vagues et mystérieuses, mais qui nous laissent très inquiets, compte tenu de leur apparence de stabilité et de cohérence.

Pasolini rapporte trois mots malades —cinéma, homme et dialogue— en insistant sur le fait qu’il y en a bien d’autres. Je pense que l’un d’eux est les lumières. Foucault a déjà montré que nous sommes prisonniers de ce mot.

Cependant, dans son obsession de l’idée de pouvoir, il n’a pas reconnu que les prisonniers ne sont pas totalement emprisonnés et que la résistance n’est jamais déterminée uniquement par les conditions imposées par l’oppresseur.

Enfin, les conquêtes révolutionnaires des protagonistes des lumières européennes nous montrent précisément cela. Nous devons alors commencer depuis le point dans lequel Foucault nous a laissés. Pouvons-nous soigner ce mot malade ? Je doute de cela. Cependant, s’il y a un soin, il sera, sans doute, contre la volonté du malade.

Si nous demandons à un bouddhiste : qu’est-ce que les lumières ?, nous pouvons obtenir une réponse comme celle de Matthieu Ricard, moine qui vit au Népal.

Pour Ricard, le mot lumière implique :

« L’Eveil est la fin de toute méprise quant à la nature de la réalité, associée à une compassion sans limites. Une connaissance qui n’est pas, comme dans la science, une accumulation de données, mais une compréhension des modes d’existence relatif (la façon dont les choses nous apparaissent) et ultime (leur véritable nature) de notre esprit et du monde. Cette connaissance est l’antidote fondamental de l’ignorance et de la souffrance. » [1]

Jusqu’à quel point la lumière de Ricard est-elle différente de celle de Kant, Locke ou Diderot ? Les deux conceptions impliquent une rupture avec le monde tel qu’il nous est donné. Les deux exigent une lutte continue pour la vérité et la connaissance, puisque son dernier objectif équivaut à une révolution —une révolution intérieure, dans le cas de la lumière bouddhiste, et une révolution sociale et culturelle, dans le cas la lumière européenne—. Une continuité existe-t-elle entre ces ruptures, si distantes dans des termes de ses genèses et de ses résultats ?

Devons-nous considérer comme une donnée acquise que nous nous connaissons nous-mêmes après avoir connu le monde, comme nous promet la lumière européenne, ou devons-nous partir du présupposé que nous connaissons le monde dès que nous nous connaissons nous-mêmes, conformément à la promesse de la lumière bouddhiste ? Lequel des deux suppose la tache la plus impossible ? Lequel des deux entraine le plus de risques pour ceux qui croient pas à ses promesses ? Et, finalement : pourquoi le fait de mettre en question la lumière européenne est encore aujourd’hui, plus de deux siècles après sa formulation, plus sensible et discutable que de mettre en question la lumière bouddhiste ? Serait ce seulement parce que la majorité d’entre-nous sommes ontologiquement, culturellement et socialement eurocentrique et non boudhistocentrique ?

La force de la lumière européenne est basée sur deux demandes inconditionnelles : la recherche de la connaissance scientifique, entendue comme l’unique vraie forme de connaissance et comme l’unique source de rationalité ; et l’engagement pour vaincre l’« obscurité », à savoir exiler tout ce qui se considère non scientifique ou irrationnel.

L’inconditionnalité de ces demandes a pour prémisse l’inconditionnalité des causes qui les orientent. Et des causes inconditionnelles conduisent logiquement à des conséquences inconditionnellement positives. Ici réside la faiblesse fatale de cette force si extrême, son talon d’Achille. Prendre comme base une conception unique de la connaissance et de la rationalité sociale exige que se sacrifie n’importe qui ne lui est pas conforme.

La nature sacrificielle de cette confiance réside en ce que la tolérance et la fraternité issues de la célébration de la liberté et de l’autonomie contiennent en elles l’incapacité fatale de distinguer une coercition et une servitude devant les manières alternatives d’être libre ou autonome.

Les deux sont conçues comme des ennemis de la liberté et de l’autonomie et, logiquement, traités avec une intolérance et une violence impitoyable. Telle est cette impulsion atavique qui est sous-jacente à la construction éclairée de l’humanité « universelle » et la pousse à sacrifier quelques humains, en les supprimant de la catégorie d’humain, comme l’ancien bouc émissaire abandonné dans le désert.

Cela explique la raison pour laquelle les droits de l’homme peuvent être violés au nom des droits de l’homme, la démocratie peut être détruite au nom de la démocratie et la mort peut être célébrée au nom de la vie.

Ce qui transforme la lumière européenne dans une si fatalement pertinente et si besogneuse constante revalorisation, est le fait que, contrairement à d’autres projets éclairés (comme le bouddhiste), le pouvoir d’imposer ses idées aux autres ne se régit pas lui-même, par ses idées, mais par le dessein de prévaloir, s’il est nécessaire au travers d’une imposition violente, sur ceux qui ne croient pas dans de telles idées éclairées ou qui se trouvent fatalement affectés par les conséquences de son implémentation dans la vie économique, sociale, culturelle et politique.

La nature sacrificielle de la lumière européenne se manifeste dans la façon dont on raisonne sans rationalité, dans la manière dans laquelle elle présente les options qu’elle repousse ou les chemins qu’elle ne choisit pas comme preuve de l’inexistence d’autres voies, dans la forme en justifiant des résultats catastrophiques comme dommages collatéraux inévitables.

Ces opérations tracent une ligne abyssale entre, d’un côté, la lumière forte des bonnes causes et des formes « éclairées » d’organisation sociale et, de l’autre, l’obscurité profonde des alternatives étouffées et des conséquences destructives.

Historiquement, le capitalisme, le colonialisme et le patriarcal sont les forces principales qui ont soutenu la frontière abyssale entre les êtres totalement humains, qui méritent la pleine vie, et des créatures sous-humaines jetables.

Cette ligne abyssale est une ligne épistémique. C’est pourquoi, la justice sociale exige une justice cognitive et la justice cognitive exige qu’on reconnaisse que la dispute entre la science, d’un côté, et, de l’autre, la philosophie et la théologie est un conflit qui est encadré de manière confortable dans l’enceinte de l’épistémologie éclairée.

Ce que nous avons besoin de comprendre est le fait que ces modes de connaissance s’opposent collectivement à des formes de pensée et de sagesse étrangères au paradigme occidental. Le colonial proprement dit pourrait se définir dans des termes de cette terra incognita épistémologique. Comme l’a observé Locke de façon très révélatrice : « au début, tout le monde était l’Amérique ». Loin de représenter le dépassement universel de l’ « état de nature » par la société civile, ce que la lumière a fait, fut de créer l’état de nature, en lui consignant de vaste étendue d’humanité et des vastes ensembles de connaissances.

La cartographie, en tant que discipline, a inscrit une démarcation précise entre la métropole civilisée et les terres sauvages distantes (américaines, africaines, océaniques). Ce monde « natif », dans la logique géo-temporelle lockienne, s’est aussi transformée en histoire « naturelle ». La contemporanéité et la simultanéité des mondes de l’Autre colonial se sont transmutées dans une espèce de passé dans le présent.

Pour arriver au type de pensée post abyssal capable de filtrer complètement l’opposition binaire métropolitain/colonial, il est nécessaire de livrer une bataille qui dépasse des paramètres épistémiques. Le pouvoir hégémonique peut seulement être affronté à travers les luttes de ces groupes sociaux qui ont été systématiquement maltraités et privés de la possibilité et du droit de représenter le monde comme le leur.

Leurs connaissances, nées dans des luttes anticapitalistes, anticoloniales et anti patriarcales, constituent ce que j’appelle les épistémologies du Sud. De telles luttes ne se régissent pas par des principes anti lumières (l’option conservatrice, de droite), mais créent des conditions pour que ce soit possible une conversation entre différents projets des lumières, une écologie d’idéaux cultivés.

Les connaissances nées dans les luttes pointent vers la rationalité (l’échange de raisons) et non vers la rationalité unilatéralement imposée, et partent des conséquences au lieu de partir des causes.

La notion de cause en tant qu’objet privilégié de connaissance – de l’idée que notre travail consiste à aller de plus en plus au fond jusqu’à arriver, finalement, aux fondements épistémologiques ou ontologiques, causa sui ou cause sans cause – est elle-même une construction de la modernité occidentale. Pour les opprimés, une épistémologie à partir des conséquences rend lisible l’expérience et possible la justice. Seulement ainsi les ruines peuvent devenir des semis.


* Boaventura de Sousa Santos est portugais et Docteur en Sociologie du Droit, professeur des universités de Coimbra (Portugal) et de Wisconsin (USA). Coordonnateur Scientifique de l’Observatório Permanente da Justiça Portuguesa. Il dirige actuellement un projet de recherche, ALICE - Estranges Mirroirs, des Leçons insoupçonnées : L’Europe a besoin d’une nouvelle façon de partager les expériences du monde , qui est un projet financé par le Conseil municipal Européen d’Investigation (ERC),

Notes

[1] Blog de Mathieu Ricard

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