Vous vous trompez, Monsieur le Président !

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J’avoue être indécise quant à la région à laquelle je dois adresser ce jugement. Car, comme l’avait bien décrit Bourdieu, à propos des difficultés de la communication entre le sociologue et ses lecteurs, l’une des difficultés dans la communication entre l’homme politique et ses auditeurs, tient « au fait que ces derniers sont mis en présence d’un produit dont ils savent mal, bien souvent, comment il a été produit » – cf. Culture et politique, in Questions de sociologie, minuit, 1984, p.236.

Le mode d’élaboration de ce discours, les contraintes qui ont modelé son contenu et les acteurs qui ont déterminé sa production, voilà ce dont je n’ai aucune idée. Ce qui m’oblige à me limiter, dans mon jugement, à la personne que je vois prononcer ce discours et dans les limites des quelques minutes qu’il a duré.

La faute principale, et l’unique, que Mr. Le président n’a cessé de répéter consiste en une fausse opposition qu’il établit entre ‘’Etat civil’’ et ‘’ religion ’’. Ce couple d’opposition (Etat civil / religion) n’a cessé d’être annoncé le long des quatre ou cinq phrases qui meublent cette séquence.

Il est vrai qu’il n’y a qu’une seule faute. Mais le fait que le concept d’opposition est l’un des plus importants chapitres de logique. Et vu l’importance de l’ordonnancement des oppositions dans les différents registres où elles pourraient être insérées, il peut arriver qu’un faux couple d’opposition engendre des conséquences plus néfastes qu’engendreraient une centaine de fautes simples.

Le grand danger des ‘’fausses oppositions’’ consiste en ceci :qu’elles faussent le sens et produisent des contre sens. Et les conséquences des contre sens varient, selon le domaine où ils sont commis, depuis le simple malentendu quand il s’agit d’une conversation ; la faute scientifique quand il s’agit de recherche académique, jusqu’à la guerre civile et les guerres entre les nations quand il s’agit du champ politique.

Or, dans le domaine où est faite cette fausse opposition et dans les circonstances où se trouve le pays, ce mauvais clivage (Etat civil / religion), parait avoir des conséquences dangereuses. Tant sur le plan scientifique que sur le plan politique.

Car le fait de mettre le concept ‘’Etat civil’’ dans une opposition qui n’est pas celle qui lui fut conçue, risque d’aboutir au résultat contraire à celui, que ses théoriciens ont voulu atteindre. Plus encore, il peut mener tout droit, à cela même que ses théoriciens voulaient éviter : le chaos et la guerre de tous contre tous.

Expliquons-nous.

1- Tous litiges à propos de l’emploi juste d’un couple d’opposition doit, pour se voir régler sur des bases scientifiques, retourner au moment originel de sa conception.

2- Puisque le discours dont il est question concerne le champ politique, c’est la composante ‘’ Etat civil ‘’ qui constituera le repère de notre quête du vrai élément qui lui est opposé.

3- Ce qui revient à dire, que nous devons chercher dans les classiques de la pensée politique, les tout premiers théoriciens, chez qui, le concept d’Etat civil fut forgé.

4- Personne ne peut contester le fait que, c’est dans le cadre de la philosophie politique moderne que le concept d’Etat civil, avait connu sa première constitution. Aussi ne fait-il nul doute, que cette première constitution évolua à travers trois philosophes pour lesquels, le concept d’ ’’Etat civil’’ fut l’un des soucis majeurs. Et le fait que ces trois philosophes sont, par ordre chronologique : Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, se passe de tout argument.

5- La théorie de Hobbes sur l’Etat civil, nous la trouvons dans son ‘’ Le léviathan’’. Alors que celles de J. Locke et de J.J. Rousseau, furent développées respectivement dans ‘’Traité du gouvernement civil’’ et ‘’ Le contrat social‘’.

6- Or, dans ces trois classiques de la philosophie politique, qui furent à l’origine de l’idée d’ ‘’Etat civil’’, celle de ‘’séparation des pouvoirs’’ et de ‘’rédaction des constitutions’’, le concept d’Etat civil n’est pensé et forgé qu’en opposition au concept d’ ‘’état de nature’’.

7-C’est dans ce sens que nous lisons dans ‘’Le léviathan’’ de Hobbes : « La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui, lorsqu’ils se sont imposé ces restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c’est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen : autrement dit de s’arracher à ce misérable état de guerre qui est, je l’ai montré, la conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect ». – ‘’De la république’’, in Le léviathan, éd. Sirey, p.173.

8- Et c’est dans le même cadre que J. Locke explique que : « ce qui donne naissance à une société politique, ce qui l’institue effectivement n’est autre que le consentement par lequel un certain nombre d’hommes libres, prêts à accepter le principe majoritaire, acceptent de s’unir pour former un seul corps social. C’est cela et cela seulement qui a pu ou pourrait encore donner naissance à un gouvernement légitime ». (Pour Locke, gouvernement légitime et gouvernement civil sont synonymes)- J.Locke, Essai sur le pouvoir civil, PUF, 1953, p. 127.

9- Et c’est toujours dans le même sens que J.J Rousseau nous dit : « je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être » - Rousseau, Du contrat social, Seghers, 1971, p.115.

Cette nouvelle manière d’être n’est autre que l’Etat civil que Rousseau décrit en ces termes : « A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de ‘’cité’’, et prend maintenant celui de ‘’république’’ » -ibid, p.117.

10- Voilà donc comment s’organise, en matière de philosophie politique, l’opposition qui fut à l’origine de l’idée d’ ‘’Etat civil’’ qui fut à son tour le fondement de la modernité politique européenne: (Etat civil / Etat de nature). Et ‘’l’Etat civil’’ n’est qu’une conséquence d’une volonté éprouvée par un groupe social donné de mettre fin à l’état de guerre, d’anarchie et de chaos pour trouver une forme civilisée de résoudre les différends et s’organiser.

11-D’où, alors, nous est venue cette fausse opposition, qui oppose l’Etat civil à la religion ?

12- A l’instant je n’ai aucune réponse à cette question à laquelle je me contente pour l’instant de répondre par une simple hypothèse : cette faute commise à l’endroit du couple d’opposition (Etat civile/ Etat de nature), serait essentiellement due au fait que notre élite politique, pratique la politique dans l’ignorance et sans aucune connaissance des principes de la philosophie politique. Ce qui est très grave.

13- Je dis très grave, parce que sans lire soi-même les classiques, les théories et les expériences politiques, sans avoir une connaissance profonde des enjeux et des intérêts qui animent ceux qui nous entourent, notre élite politique risque de demeurer dans la minorité et dans l’obscurité. C'est-à-dire qu’elle sera toujours dans le besoin d’un tiers qui lit et conçoit pour elle. Et puisqu’ « il n’y a pas de chat qui chasse pour l’amour de dieu », comme l’enseigne l’adage tunisien, la situation parait misérable.

Mais Elle est merveilleusement décrite par Kant : « Le mouvement des lumières est la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui » -Kant, Qu’est-ce que les lumières.

14- La religion n’a jamais, du moins en ce qui concerne l’Islam, été opposée à l’Etat civil. Et comment le saurait-elle alors que la quasi-totalité de notre code civil, non seulement à nous mais celui de plusieurs pays européen aussi, fut inspiré par les principes du droit musulman ? Et il suffit de se référer à ce qu’en disent les travaux de ceux qui ont étudié les origines du code civil français pour se rendre compte de ce fait.

Comment alors se pourrait-il qu’une religion qui contient tant de principes et de lumières concernant l’organisation de la vie civile, puisse être considérée comme contraire à l’Etat civil ?! La constatation de Napoléon, l’un des emblèmes de la modernité politique, est très significative à cet effet: « une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole ».

15- Mais la boussole se perd aussi, et surtout, comme l’enseigne Heidegger, quand on ignore les fondements – cf. Heidegger, ‘’Ce qui l’être –essentiel d’un fondement ou « raison »’’, in : Chemin qui ne mènent nulle part. Or le fondement de l’Etat civil consiste au fait de s’incliner devant ‘’la volonté générale’’, qui s’exprime par la volonté de la majorité du peuple. Et il suffit de transgresser ce fondement pour voire la plus civilisée des sociétés et le plus civil des Etats sombrer dans l’état de nature. L’état de la guerre de tous contre tous, comme le décrit Rousseau.

16- Or, paradoxalement, nous assistons à des partis politiques, des associations et des personnalités publiques qui, de la main droite, brandissent le slogan de l’Etat civil, et de main gauche, appellent à imposer des choix contre la volonté du peuple !

17-Nous voyons donc, comment, à défaut d’une compréhension juste, correcte et indépendante. Faite par une conscience de soi et pour soi, pour parler dans un lexique hégélien, des acteurs étrangers, qui ont intérêt à ce que la Tunisie demeure sous leur tutelle, n’épargneront aucun effort pour détruire son unité nationale, freiner son développement et la jeter si possible dans les abimes de la guerre civile. Chose qui parait imminente si notre élite politique ne se rend pas compte de la grave faute commise par monsieur le président.

18- Cette faute commise par monsieur le président n’est pas jugée comme faute par la seule référence aux principes de la philosophie politique. Puisque la référence constitutionnaliste, elle aussi, ne peut la concevoir que comme faute.
Mais en se référant aux principes du droit constitutionnel, Mr le président parait, non seulement commettre un faute, mais se contredire aussi.

19- En effet dans cette séquence vidéo, Mr le président nous dit : « nous n’avons aucune relation avec la religion ni avec le coran ni avec les versets coraniques. Nous n’avons affaire qu’à la constitution dont les dispositions sont contraignantes ». Or comment un président d’une république (au sens que lui assignent les principes de la philosophie politique), peut-il n’avoir aucun rapport avec la religion, quand la constitution de la république dont il est président, stipule que « L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. »

« L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte, comme il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer » ?

Comment un président peut n’avoir aucun rapport à la religion quand il exerce sous les dispositions d’une constitution qui précise dans son premier article que « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l'Islam est sa religion, l'arabe sa langue et la République son régime » ?

En outre, nous lisons dans l’article 3 que « Le peuple est le détenteur de la souveraineté, source des pouvoirs qu'il exerce à travers ses représentants élus ou par voie de référendum ». Or si l’on renvoie cet article trois à l’article premier de la constitution, et si l’on sait qu’en droit constitutionnel, l’Etat n’est Etat que lorsqu’il est doté


1- d’un territoire,

2-d’un peuple et

3- d’un pouvoir souverain ; et quand on constate que la majorité de la deuxième constituante de l’Etat demeure, jusque là du moins, attachée à l’Islam, comment alors un président d’une pareille république, peut n’avoir aucune relation avec l’Islam auquel est attaché le peuple dont la constitution dit qu’il est « le détenteur de la souveraineté, source des pouvoirs qu’il exerce à travers ses représentants élus ou par voie de référendum » ?

20- Mais il n’ya pas que contradiction dans le fait que Mr. Le président annonce qu’il n’a aucun rapport avec la religion ni avec les versets coraniques. Car lorsqu’on se rappelle de son discours lors de sa campagne électorale, on ne peut que douter, s’il s’agit de la même personne qui ne laissait passer aucune occasion sans se référer au coran et sans en citer quelques versets. Or s’agit-il là d’autre chose que d’ingratitude ?

21- Mais qu’est-ce qui peut pousser une personne nonagénaire à être contradictoire et ingrate ? Voilà une question à laquelle nous ne pouvons répondre qu’en ayant une idée du poids des organes des ‘’ centrales de domination ‘’ à l’œuvre en Tunisie. Et ce n’est qu’alors que nous pouvons comprendre la dimension des contraintes que notre pauvre bajbouj subit. Et nous ne pouvons que lui souhaiter, alors : « rabbi ikharrjek minha sâlem ya m3allem ! »

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