Bagarre des titans
Le sommet du G-20 à Buenos Aires renvoie à l’analyse sur les conflits qui se développent entre les puissances mondiales. Le principal est l’affrontement entre les États-Unis d’Amérique et la Chine. Sa racine n’est pas une « guerre commerciale » ou l’irruption d’une figure politique polémique comme Donald Trump. Le fond du conflit porte sur les projets distincts de ces deux puissances concernant l’ordre mondial. La nouvelle Doctrine de Sécurité Nationale des États-Unis définit la Chine comme rivale stratégique défiant les valeurs et l’influence étasuniennes.
La bonne compréhension du conflit entre les États-Unis et la Chine requiert d’écarter deux fausses interprétations : l’une selon laquelle il s’agit d’une « guerre commerciale » ; l’autre générée par la personnalité même du Président des États-Unis et qui va, de plus, à contre-poil des désirs de son propre pays. Il est clair que Donald Trump peut passer et que le combat s’initie à partir de décisions économiques dans leur aspect commercial.
Mais le fondement de la dispute est beaucoup plus profond et par conséquent il s’agit d’une question qui sera durable et qui pourra se manifester à travers d’autres aspects au delà de celui annoncé. Le fond de l’affrontement est un conflit insoluble sur des visions ou projets distincts de l’ordre mondial qui sont incompatibles, bien qu’ils puissent parvenir à vivre ensemble. Alors que la futurologie de la trajectoire du conflit est toujours ouverte et diffuse, son analyse, qui touche ici seulement la vision des États-Unis eux-mêmes, est pertinente.
Ordre mondial
Malgré l’expression de « Guerre commerciale » qui définirait le conflit, Trump a annoncé, en décembre dernier, les changements dans sa politique commerciale dans le document de la future stratégie de la Sécurité Nationale où la Chine est qualifiée comme une rivale stratégique défiant les valeurs et l’influence des États-Unis.
Trump annonce qu’il appliquera des mesures commerciales contre ses rivaux -c’est-à-dire, la Chine- qui se livrent à des violations sur ce terrain. Mais il fait savoir aussi qu’il accuse Pékin de contester les normes internationales et a manifesté sa préoccupation quant à l’échec de décennies d’efforts des États-Unis pour permettre que la Chine s’intègre à l’ordre international et se libère. Les leaders du Parti Communiste de la Chine ont été accusés (??) d’essayer d’étendre les caractéristiques du système autoritaire de leur pays, de vol de propriété intellectuelle et de chercher l’expansion de leur modèle économique.
En résumé, la Chine a été accusée de pays ’révisionniste’ qui cherche à modeler le monde conformément à ses valeurs et à ses intérêts qui sont différents de ceux des étasuniens –à savoir, d’établir un ordre mondial différent de celui ayant été dessiné après la Deuxième Guerre mondiale par les Etats-Unis.
Ainsi, ce qu’on doit comprendre c’est comment la « guerre commerciale » est en réalité pour les États-Unis un conflit de Sécurité Nationale et de définition de l’Ordre Mondial.
Conflits
On sait que l’ordre mondial actuel a surgi de la Paix de Westphalie de 1648 qui a mis fin à l’épuisante Guerre de 30 ans, dans laquelle pratiquement toute l’Europe s’est affrontée sans trêve. En réalité, c’était une continuité de diverses confrontations qui faisaient partie de la vie quotidienne européenne depuis des siècles, qui se sont aiguisées fortement après que Charles d’Autriche-Styrie (Habsbourg) eut unifié une grande partie du continent et eut essayé de conquérir – grâce au projet de « Monarchie Universelle » – le reste d’Europe appuyé par l’ immense quantité d’argent qu’il extrayait de l’Amérique récemment conquise.
Le traité de Westphalie a ainsi sanctionné l’accord qui avait été une simple trêve dans la Paix d’Augsburgo (1555) entre les catholiques et les protestants qui stipulait le Cujus regio, ejus religio – grosso modo « À chaque région sa religion » –. C’est-à-dire le principe de non intervention dans des affaires intérieures de l’État, concept de souveraineté qu’on considère – non sans controverses – être derrière le système international des États Nation modernes.
Ce n’est pas que cela ait été respecté dans la pratique après 1648 ; cela fut plutôt le contraire, parce que non seulement les conflits sont devenus plus fréquents, mais ils ont pris une plus grande envergure en tout aspect, jusqu’à leur sommet avec la Révolution Française et les Guerres Napoléoniennes qui, après avoir transformé le serf féodal en citoyen-soldat défendant la « patrie », ont défini la transformation moderne de la souveraineté de Westphalie comme autodétermination des peuples.
Etat-nation
Entre Westphalie et la chute de Napoléon (1815) avec une certaine générosité conceptuelle, on pourrait signaler certains États européens dans ce sens moderne (Hollande, Angleterre/Royaume-Uni, Portugal, Suisse). Depuis ce temps-là, le processus s’est accentué après avoir dépassé le Système Metternich [Klemens Wenzel von Metternich] établi lors du Congrès de Vienne entre les Anciens Régimes européens qui ont seulement réussi à le contourner jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Mais dans le continent américain cette transformation sociale a été inaugurée par Haïti [Révolution Haïtienne] et s’est renforcée après dans le reste de l’Amérique Latine. Certes, le cas initial a été celui des États-Unis en 1783 dont le peuple avait coupé la sujétion coloniale britannique. Ainsi, le concept d’État Nation comme expression d’un peuple libre se trouve intimement liée à la vision de l’ordre mondial US.
Woodrow Wilson a essayé de l’appliquer à la Société des Nations après la Première Guerre Mondiale et ensuite le concept a été intégré à l’actuelle organisation des Nations Unies après la Deuxième guerre. Comme l’exprime la Charte de Nations Unies, tous les membres sont « d’égalité souveraine » au-delà de leur taille ou pouvoir donc « rien ne peut autoriser l’intervention dans les sujets qui sont de juridiction domestique de tout État ».
Ce concept de « à chaque peuple, son État-nation » a été avancé par les États-Unis dans les décolonisations européennes et après la chute de l’Union Soviétique.
Contrôle
Mais la continuité entre le concept d’ordre mondial de Westphalie et l’actuel promu par les États-Unis présente une différence importante. Comme l’observe, dans son « Ordre mondial : Réflexions sur le caractère des nations et le cours de l’histoire » (2014), le perspicace Henry Kissinger, Westphalie a constitué un arrangement pratique à une réalité : aucun État ne réussissait à dominer le reste du monde parce qu’existait un contrôle mutuel de tous les autres face à celui à qui menaçait leur existence par son expansion (la « Raison de l’État » du Cardinal Richelieu). C’est-à-dire la reconnaissance qu’un équilibre des pouvoirs existait entre les États européens.
Là, Kissinger souligne qu’il n’y a pas eu de motivation morale derrière Westphalie. Ici Kissinger comprend que réside une différence cruciale entre ce projet d’Ordre Mondial européen de celui qui germerait dans le « Nouveau Monde » : l’Ordre Mondial surgi depuis les États-Unis ne reconnaissait pas d’ennemis et procurait la vie en commun pacifique entre tous les États.
Tandis que le modèle européen a généré des politiques externes calculatrices au nom de « l’intérêt national », la politique externe des États-Unis serait fondamentalement « morale ». Sur cet aspect, les Etasuniens se considèrent différents du reste de monde et porteurs d’une morale supérieure qu’ils doivent préserver et étendre à toute la planète.
La condition requise pour une vie commune mondiale pacifique pour les États-Unis ne consisterait pas en un certain équilibre des pouvoirs, mais dans la vérification de certaines valeurs morales dans les différentes sociétés. Autrement dit, que les autres sociétés soient semblables à sa société. Ainsi, la « frontière » est établie ; et au-delà d’elle se trouve « un autre » qui, pour être différent, devient « une menace ». Cela parce qu’il estime que sa principale valeur morale est la « liberté ».
Un pays « libre » aurait ses institutions : démocratie, libre marché, régime républicain, libre expression. Les États qui ne les ont pas, ne sont pas libres et, par conséquent, ils constituent une menace pour le pays. Face à ce danger, les États-Unis préconisent d’agir pour préserver et étendre au monde leurs valeurs, fondamentalement, la liberté.
Sécurité nationale
C’est-à-dire à la différence des États Nation Européens qui, tant avant qu’après Westphalie, sont intervenus chez les autres pour les coloniser, les États-Unis le font seulement pour une question de sécurité nationale pour les libérer de qui les empêche d’être libres.
C’est pourquoi, comme Kissinger lui-même l’admet, les États-Unis avancent l’idée de non intervention comme amorale quand un État souffre d’une domination interne qui réprime la liberté. Mais une fois cet objectif atteint, il ne cherche pas à les coloniser, mais à se retirer pour qu’ils soient en condition d’adopter les institutions qui représentent la liberté.
Ces concepts et pratiques ont été constants aux États-Unis, depuis le Discours d’adieux de la présidence de Washington – considérée comme la pierre fondamentale de la politique externe du pays jusqu’à aujourd’hui – en passant par les Doctrines comme celles de Monroe et de Truman, comme aussi des interventions comme à Cuba et Hawaii. Cela parce que la préservation des valeurs US est mieux servie grâce au rôle de policier mondial des États-Unis.
C’est le projet de Jefferson d’ Empire de la Liberté qui modèle le concept kantien de liberté perpétuelle obtenu grâce à l’expansion continue de l’État en dominant les autres dont, en chair et en os, les « indiens » ont souffert dans la dite « Conquête de l’Ouest » pris pratiquement comme faisant partie de la nature sauvage, au même titre que les buffles et le désert, dont la simple existence menaçait le destin manifeste d’asseoir la société libre dans sa projection vers l’océan Pacifique.
Comme l’ancienne discussion marxiste à propos de l’existence possible du socialisme dans un seul pays, l’expansion historique irrésistible des États-Unis exprime la crainte de la possibilité du libre marché capitaliste dans un seul pays.
Un système social alternatif – « l’autre différent » – à ses yeux constitue une menace parce que sa seule existence peut dériver dans l’expansion de cet ordre social sur le monde en mettant en danger l’existence de la société libre étasunienne. La place des indiens serait occupée tout de suite successivement par les puissances européennes colonisatrices, les Allemands, les nazis et les fascistes, les japonais, les soviétiques, le fondamentalisme islamique. Et, au cours des deux dernières décennies, de façon croissante, la Chine.
La Chine
Déjà sous Obama, les opinions qu’un conflit inévitable avec la Chine se dessinait pour préserver l’ordre mondial libéral US, étaient grandes. Michael Pillsbury qui a fait partie du groupe exclusif des États-Unis de Richard Nixon et de Henry Kissinger qui ont repris les relations avec la Chine en 1971 en est un exemple.
Depuis ce temps-là, comme lui-même l’exprime dans son best seller de 2015 « The Hundred-Year Marathon », son pays a représenté et eu davantage accès à une documentation privilégiée chinoise « que tout autre occidental ». Il considère que, depuis Nixon, les représentants de son pays ont voulu aider une Chine victime de l’impérialisme occidental à tout prix. Il se considère comme faisant partie de ceux qui ont acheté la vision amicale des chinois en croyant qu’ils avaient besoin de temps pour se redresser. Maintenant, affirme Pillsbury, il est clair qu’ « ils ne veulent pas être comme nous » : « La Chine a échoué à satisfaire toutes nos roses expectatives ».
Il signale que la Chine a profité de toute l’aide désintéressée et gratuite que les États-Unis lui ont octroyé pendant des décennies dans les domaines d’information sensible, de technologie, de connaissance militaire, d’aide économique et commerciale pour que finalement elle poursuive subrepticement son propre plan de cent ans.
Celui-ci consisterait à ce que le Parti Communiste Chinois en 2049, célébrant le Centenaire de sa Révolution, remette le pays où il était avant de souffrir un siècle d’humiliation à partir de la Guerre de l’Opium en 1844, alors que l’Angleterre et la France ont commencé son démembrement : au centre du monde. Pillsbury essaie d’avertir de cette façon ses compatriotes que, dans leur orgueil ils croient que l’aspiration de tout pays est d’être comme les États-Unis, que la Chine accélère l’accomplissement de son projet ambitieux, qui serait aussi « l’échec le plus systématique, gigantesque, dangereux de l’intelligence dans l’histoire étasunienne ».
Andrés Ferrari Haines est Professeur Ufrgs (Brésil). @Argentreotros.
Argentinaentreotros.wordpress.com