Depuis de nombreuses années nous discutons avec Immanuel et un groupe de collègues sur cette situation que nous prévoyions, en ne nous basant pas seulement sur les cycles longs de Kondratiev. Malgré tout, nous devons éclaircir quelques points qui semblent encore polémiques, même au sein notre groupe de spécialistes du système mondial. Il est nécessaire de préciser deux choses.
D’abord, nous ne sommes pas dans une phase défavorable du cycle long, nous sommes au milieu d’une période de croissance. Cela explique que malgré les dimensions colossales de la crise de la spéculation financière internationale, il continue d’y avoir une croissance de l’économie mondiale. Ce cycle positif devra s’épuiser dans à peu près 10 ans quand nous devrons substituer l’actuel schéma technologique mondial par un nouveau paradigme dont l’introduction exigera une destruction massive de grande partie de la structure économique mondiale et des différentes structures nationales. A ce moment, la crise actuelle sera une histoire drôle et l’idée du chaos qu’Immanuel manie approchera assez de la réalité de cette nouvelle période.
Une seconde, l’intervention fiscale disproportionnée du gouvernement étatsunien pour sauver le système financier actuel est semblable à l’intervention du Japon au commencement de la décennie de 1990 pour sauver les banques japonaises absolument inutiles. Elle est pire encore parce que les États-Unis, en plus de transférer des ressources colossales au système financier presque aussi inutile que le japonais, ont des dépenses insoutenables pour des guerres successives et pour les « préventions » de guerres mégalomanes avec lesquelles ils cherchent à soumettre toute la planète à leur domination.
Ensuite, les États-Unis ne peuvent plus se situer comme la grande « locomotive de l’économie mondiale », comme cela est déjà le cas depuis les 10 dernières années. Ils devraient avoir une croissance médiocre de même que l’Europe. Bien que celle-ci pourrait avoir une meilleure situation, en assumant son destin eurasien et ouvrant ses économies, sociétés et culture à une approche audacieuse avec la Russie, la Chine et l’Inde. Et en même temps, elle appuiera le sud de l’Europe pour se connecter fortement avec la Turquie, avec tout le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Amérique Latine. Mis à bas l’Atlantisme qui détruit l’Europe !
En ce qui concerne la Chine, il n’ y a pas d’ autre chemin qu’utiliser ses dollars et même ses titres de dette des Etats-Unis pour acquérir des entreprises dans toute l’économie occidentale, en utilisant les fonds souverains qu’elle a déjà et les nouveaux qu’elle pense créer. Son destin est de devenir la principale force économique (et financière) du capitalisme mondial.
C’est à dire la capacité de la théorie économique non orthodoxe pour comprendre ces réalités et agir sur elles. Heureusement ou malheureusement le capitalisme d’état de la Chine et celui de la grande partie du dit Tiers Monde devront diriger l’économie mondiale d’ici une très courte période. Nous sommes en pleine transition pour cette nouvelle phase.
Luttons pour que ce capitalisme d’État soit soumis aux forces démocratiques (c’est-à-dire, les majorités sociales et non les « élites » antidémocratiques occidentales, malgré leurs discours libéraux).
Luttons pour trouver les régimes politiques qui permettent ce dialogue constant entre les États et les peuples. Les formes de représentation électorale utilisées en Occident sont en pleine dégradation avec un mécontentement colossal des masses, puisque les grands mouvements de masse du moment ne sont pas les rébellions arabes mais bien l’occupation des rues européennes par de grandes manifestations populaires.
Pas étonnant que les informations distillées par la grande presse internationale ne laissent pas voir cette image. Il y a tout un nouvel agenda qui doit être développé dans cette nouvelle situation historique. L’Amérique Latine fait un effort très positif dans cette direction. Elle inclut une réforme drastique des médias et une plus grande communication Sud/Sud. Nous devons penser avec énergie, audace et créativité. Inmanuel Wallerstein est l’un des rares qui est dans cette tranchée.
Theotonio Dos Santos est Président de la Chaire et du Réseau sur l’Économie Mondiale et le Développement durable de l’UNESCO et de l’ONU. Professeur émérite de l’Université Fédérale Fluminense (UFF) de Río de Janeiro.