« Une ville est composée par différents hommes : des personnes similaires ne peuvent pas créer une ville », dit Aristote.
Et le sociologue Richard Sennet place cette phrase, à la manière d’une épigraphe, dans son splendide « La chair et la pierre.Le corps et la ville dans la civilisation occidentale ».
La ville, comprise ici comme polis, ne renvoie pas simplement au lieu où les conflits sont tranchés, bien qu’elle embrasse cette idée. La ville d’Aristote que reprend Sennet est plutôt l’espace où la différence même est le moteur de la politique, où se mettent en jeu les opinions qu’une société possède sur elle-même et sur ses « autres » et où ces opinions dialoguent pour élaborer le commun.
L’expérience basique, partagée, de l’humanité habilite à être lié à l’autre qui vit son expérience dans le cadre de situations et de valeurs distinctes biaisées par la classe, le genre, l’ethnie, la résidence géographique, les héritages éducatifs, etcetera. Communiquer implique de mettre en commun, et dans le même processus, de dialoguer sur cette diversité dans ce commun. Comme une monnaie à deux visages, il n’y a pas de possibilité de communication s’il n’y a pas quelque chose en commun ; mais il n’y aurait non plus, rien à communiquer s’il n’y avait pas de différences. Et se produit du sens seulement en reconnaissant la différence d’une expérience commune. Pour finir, si la « semblabilité » permet la communication, l’altérité interroge la relativité de l’expérience même, et, comme résultat de cette interrogation, est rendue visible la différence. C’est pourquoi, altérité, semblabilité et différence sont des catégories, qui permettent de discerner et de re-élaborer la diversité constitutive de l’expérience humaine et sociale.
Dans les sociétés contemporaines médiatisées il semble ingénu de penser aux médias comme de simples « appendices » du social quand, actuellement, ce sont l’un de ses composants fondamentaux. Une grande partie des bon sens qui intervient dans le dialogue se mettent en jeu dans des situations quotidiennes, peu sérieuses et institutionnelles. Et une autre grande partie d’eux circulent à travers les médias. Les deux instances permettent la sociabilité et la mise en commun de la diversité de l’expérience humaine. Et même s’il est indéniable que l’espace public ne peut pas se réduire aux médias, il n’est pas non plus possible d’ignorer la coparticipation que ceux-ci apportent dans sa construction.
De fait, espace médiatique et vie quotidienne confluent puissamment dans cette zone routinière, grise et peu visible du jour après jour. Là les médias inscrivent sans arrêt la différence, l’altérité et la mismidad, et de cette façon ils fournissent les cadres qui encadrent la production quotidienne de significations, qui orientent à son tour la régulation des relations sociales. Les médias proportionnent des ressources pour formuler des jugements dans le monde quotidien des sujets, mettant en circulation des clichés et des récits propres, apportant des discours, des textes et des images, et nourrissant alors le dialogue qui est nécessairement requis pour la communication publique.
Et ici apparaît un point central sur la manière dont la relation est négociée entre les groupes, parce que la communication ne permet pas seulement le dialogue, mais de plus, elle exprime publiquement, met blanc sur noir, les relations entre les forces inégales dont chaque groupe dispose pour faire prévaloir sa position. Le dialogue même représente la limite d’une frontière mobile entre des sujets avec divers degrés de pouvoir et signale pour cela un concept relatif au lieu d’où chaque groupe peut s’accréditer comme légitime, comme interlocuteur valable, comme porteur d’une voix publique avec un plein tout son poids. Ou non. Et pourquoi.
Nous disions au commencement qu’il n’y a pas de possibilité de politique dans le mismidad, qu’il n’y a pas de « ville » possible sans différence et que oui, elle existe entre différents sujets. La question cruciale consiste ici en ce que ces différents sujets partagent (ou ils devraient le faire) un statut similaire : celui de l’égalité dans la citoyenneté. Être égaux n’équivaut pas à être le même. Parce que tandis que le premier implique une base égalitaire de droits et de devoirs, le deuxième exprime seulement l’in-différenciation. C’est pourquoi, écouter différentes voix entre égaux aide à penser, corrige des erreurs, signale des chemins vers le commun, mobilise une certitude, déstabilise des « vérités » acquises, prévient contre les totalitarismes de toutes sortes. Une fois Aldo Rico a dit que « le doute est la vantardise des intellectuels ». Eh bien, doutons. Ou mieux : permettons que la différence dans l’égalité nous fasse douter. Seul le dialogue d’égaux entre personnes différentes permettra que la société trouve la polyphonie nécessaire pour élaborer le commun. C’est le chemin de la politique.