La répression politique prend de l’ampleur. Le nombre de détenus, près de 270 et la perspective de son augmentation rapide avec le nombre considérable de personnes inquiétées installent un état de siège qui ne dit pas son nom. Aucune catégorie de la population n’échappe à cette machine impitoyable dont on ne connait pas les limites. Animateurs, leaders, manifestants, internautes contestataires, soutiens aux détenus, personne n’est à l’abri.
Un retour aux décennies sombres qu’on croyait un court instant derrière nous. La folie du pouvoir se déchaine et veut écraser toute opposition non conformiste. Une mégalomanie dévastatrice qui confond une équipe dirigeante forcément éphémère avec la Nation, l’Histoire et l’État. L’histoire de l’Algérie serait-elle vouée à n’être qu’une succession de traumatismes ?
La répression politique, une peur panique
Réprimer, priver de liberté des citoyens pacifiques aux opinions qui ne sont pas du goût des gouvernants, revient à avouer une faiblesse intellectuelle et morale incontestable. Comment un pouvoir aux capacités matérielles et financières sans commune mesure avec celles des citoyens contestataires, un pouvoir aux moyens d’information quasi monopolistiques, un pouvoir au contrôle total de la justice, des forces armées et des services de sécurité, peut-il craindre autant de citoyens éparpillés et faiblement ou pas organisés ? Un manque de confiance en soi ? La disproportion des forces en présence le laisse penser.
Mais la défaillance psychologique ne suffit pas à expliquer cette peur panique qui risque d’installer un nouveau traumatisme. C’est malheureusement dans notre histoire nationale contemporaine qu’il faut reconnaitre une tradition politique bien établie : le recours facile à la coercition et à l’autoritarisme.
Dès l’Indépendance, c’est l’usage de la force qui prévaut. Il n’a jamais été question de recourir à la consultation de ce « peuple » tant vénéré dans les discours et les constitutions. Pourtant, en 1962, c’est un peuple enthousiaste et généreux qui s’éveille dans une Indépendance fantasmée longtemps. Mais une idée véritablement subversive s’est enracinée au cours de la guerre de libération : la contrainte est le moyen le plus efficace pour entrainer le « peuple ». Le coût de cette idée a été très élevé.
Il est enfoui dans la mémoire nationale mais son effet traumatique pèsera encore longtemps sur les consciences. A la trahison devant l’ennemi colonial succède la trahison de la Nation, de l’Histoire et de l’État. Le « peuple » n’est rien devant ces superstructures artificielles. Pourtant ce qu’il y a de vraiment naturel face à ces superstructures artificielles, ce sont des femmes et des hommes.
Ce sont des Algériennes et des Algériens aux droits naturels inviolables et inaliénables à l’instar de toute personne humaine. Mais la peur panique de ceux qui depuis 1962 ne veulent pas perdre le pouvoir leur a substitué des devoirs asservissants devant la Nation, l’Histoire et l’État érigés en totems et donc interdits de critiques.
Ce que l’on ne voit pas
Le pouvoir en place déploie sa répression policière et judiciaire pour, selon lui, défendre l’unité nationale, l’intégrité du territoire, le respect des institutions et des symboles de l’État et de la Nation et prévenir la violence. Intrinsèquement, aucun Algérien ne trouverait à redire devant ces objectifs recherchés. La question qui se pose est la suivante : est-ce que les moyens utilisés permettent d’atteindre ces objectifs ?
Ce que nous voyons, ce sont ces moyens répressifs mis en œuvre. Les tenants de cette répression, sûrs de la noblesse de leurs objectifs, plaideront : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Le célèbre écrivain britannique George Orwell à qui l’on servait ce même argument a eu cette réponse pleine de bon sens : « montrez-moi l’omelette ». Donc, la question posée peut se décliner ainsi : la violation des droits fondamentaux des citoyens qui est déjà en soi grave et condamnable, permet-elle d’atteindre ces objectifs proclamés ?
L’histoire récente de l’Algérie atteste que non. L’unité nationale et le respect des institutions de l’État n’ont jamais été renforcés par la répression politique. Bien au contraire. Les grands moments de ferveur nationale n’ont jamais été consécutifs à la chape de plomb qui s’abat sur le pays après une répression massive. L’enthousiasme national a surgi dans une période récente à deux occasions : les puissantes manifestations du Hirak contre le 5ème mandat de Bouteflika et la victoire de l’équipe nationale de football au niveau du continent africain.
Autrement dit, les citoyens s’unissent dans la dénonciation de l’arbitraire et dans la célébration d’évènements sportifs ou historiques partagés. Ce que l’on ne voit pas, ce sont les traumatismes qui se logent dans la conscience des citoyens. Ce que l’on ne voit pas, c’est la haine que l’on sème et qui inévitablement sera rendue à la première occasion. Faut-il ici reconnaître que politiquement parlant, car la politique est un effort de dépassement des sentiments primaires, que l’antimilitarisme exprimé lors des manifestations du Hirak était chargé d’un excès de haine préjudiciable au dialogue politique. Qui sème le vent récolte la tempête a-t-on coutume de dire. C’est de cette sagesse que doivent s’inspirer les gouvernants.
Le devoir d’apaisement
Il est urgent qu’un coup d’arrêt brutal soit donné au processus répressif en cours. Ce processus contreproductif renforce le sentiment d’arbitraire et d’injustice. L’indignation que suscite l’arrestation de citoyens aux qualités morales et patriotiques connues et éprouvées telle cette enseignante universitaire à la retraite traduit le caractère exécrable de la répression politique.
La répression politique est un marqueur indélébile de l’État autoritaire. Elle creuse encore plus l’écart entre les gouvernants et les citoyens. Les tenants de la répression du mouvement des citoyens peuvent se targuer de succès immédiats. Ces succès sont momentanés. Ils préparent des désagréments irréparables. Les taux de participation à l’élection présidentielle, au référendum constitutionnel et aux législatives du 12 juin 2021 traduisent bien un phénomène réel. Ils expriment sans esprit sectaire ou partisan que le manque de confiance dans les institutions de l’État est majoritaire dans le pays. Faut-il pour combler ce gouffre entre les gouvernants et les citoyens s’obstiner à semer le ressentiment et la haine ?
C’est malheureusement le chemin pris actuellement. Ce chemin-là ne renforcera pas l’unité nationale. Il ne mènera pas à la mobilisation nationale pour le redressement économique et culturel du pays. Il viendra renforcer les traumatismes déjà accumulés dans notre histoire nationale. Ces traumatismes dont la douleur apparait dans les querelles qui interviennent à chaque évocation d’un moment historique du pays. Ces traumatismes menacent gravement et dangereusement l’existence nationale de l’Algérie. Le devoir national, la préservation de la paix civile, passe aujourd’hui par l’apaisement.
Le pouvoir en place a le devoir premier de s’engager dans la voie de l’apaisement. Il doit en toute urgence libérer les détenus politiques, arrêter le processus de répression judiciaire et policier, ouvrir les voies du dialogue, de la juste représentation et de la concorde nationale. L’Algérie doit sortir de la crise politique qui la paralyse et la détourne de son nécessaire redressement économique et culturel. Pour cela, elle doit emprunter le chemin des libertés individuelles et collectives, le chemin de l’épanouissement individuel et de son affirmation assumée dans le concert des nations civilisées.