Il est 10h30, ce jeudi 1er décembre lorsque j’atterris à Alger. Un soleil d’automne enveloppe l’Aéroport Houari Boumédienne, où je fais escale afin de me rendre à Oran pour assister à une rencontre sur les droits des femmes.
« Bonjour madame, vous êtes tunisienne ? demande le policier au contrôle des passeports.
– Oui.
– Marhaba. Oh, c’était énorme hier ! Vous avez battu la France ! »
Je souris.
Il reprend d’un ton plus sérieux : « Pouvez-vous me rappeler la date de votre dernière visite en Algérie, Madame ?
– Oui, c’était en 2019, je crois…
– Ah oui, mais je ne trouve pas trace de votre passage, écrivez-moi votre métier sur la fiche. »
Je l’avais déjà mentionné, mais je m’exécute et écris : Yosra Frawes, responsable FIDH, avant de lui demander s’il avait retrouvé la date de ma dernière visite. Penché sur son ordinateur, il ne répond pas. Pour lui faciliter la tâche, je lui précise être venue avant la pandémie.
« Bizarre ! » murmure-t-il avant d’appeler sa collègue, la quarantaine environ, qui s’avance l’air sévère – dans ce métier, majoritairement masculin, une femme ne peut s’imposer autrement. En l’observant s’approcher, l’idée me vient que je suis probablement fichée en raison de mes activités de défense des droits humains.
Rancune tenace
Je prends alors la précaution d’effacer de mon téléphone les messages et photos de mes amies militantes algériennes au cas où je serais fouillée. J’écris aussi un court message : « Je suis bloquée à l’aéroport d’Alger » pour un envoi rapide au cas où mes craintes se confirmeraient. Et j’attends.
Le policier est toujours plongé sur son ordinateur qu’il n’abandonne que pour prendre des notes sur une fiche. Il est si affairé qu’il a l’air d’avoir oublié ma présence. Entre-temps, la policière arrive et prend mon passeport d’un geste rapide. Je n’ai plus de doutes maintenant, mais plutôt que de broyer du noir, je pense à la rencontre sur les droits des femmes à laquelle j’allais assister et dont je me faisais une joie. La policière interrompt ma rêverie en m’ordonnant de ranger mon téléphone. J’obtempère en prenant bien soin de cliquer sur envoyer le message que j’avais rédigé et destiné à l’organisatrice de la rencontre. Mais le message, je m’en apercevrai plus tard, ne lui parviendra pas, faute de réseau.
Mon passeport à la main, la policière me demande de la suivre. Je m’apprête à le faire quand son collègue se penche vers moi et me dit à voix basse : « Prévenez ceux qui vous ont invitée : vous êtes interdite d’entrée en Algérie. »
Je l’avais deviné et pourtant, à l’apprendre, j’ai les larmes aux yeux : un autre pays de la région s’ajoute à ceux où je ne peux me rendre. Guerre, occupation... et maintenant, l’Algérie pour d’autres raisons. Politiques, évidemment.
Je pleure parce que c’est l’Algérie, notre grande sœur comme l’aiment à l’appeler les Tunisiens. J’avais visité l’Algérie en 2000, je l’avais sillonnée en train et on m’avait alors traitée de folle. J’y étais retournée, en mars 2019, soutenir le Hirak, avec Khadija Cherif, Messoud Romdhani, Soukaina Abdessmad et Jamel Msallem… Émerveillée par la pugnacité des jeunes Algériens révoltés, leur humour et leur créativité. J’avais continué à les soutenir et à m’associer à leur critique d’un régime de plus en plus répressif et féroce à leur égard.
Naïve, j’avais cru que le régime qui m’avait certainement repérée alors m’aurait, avec le temps, oubliée. Mais non, sa rancune est tenace. Et je suis, le cœur lourd, la policière. Je m’adresse à elle avec un mélange d’amertume et de révolte : « je suis interdite d’entrer en Algérie, c’est bien ça ? Vous n’en avez donc pas assez des murs ? » Elle ne daigne pas me répondre. Elle m’indique une chaise et disparaît dans un bureau.
Interrogatoires en série
Au bout d’environ une vingtaine de minutes qui m’apparaissent une éternité, cinq policiers dont deux en civil s’approchent de moi. Je lève la tête quand l’un d’eux qui semble le plus âgé me demande : « Madame, qu’est-ce qui se passe ? » Les autres ne disent rien, un sourire goguenard aux lèvres. Je me fends du même sourire et répond : « c’est à vous de me dire ce qui se passe. »
Je subis par la suite un véritable interrogatoire, ils se relayent pour poser les questions :
– « Non sincèrement, Madame, c’est quoi le problème ?
– Demandez à votre collègue, celui qui m’a dit que je suis interdite d’entrer en Algérie…
– Il doit y avoir une raison. Laquelle selon vous ? »
Je commence à m’énerver, je hausse le ton : « je ne le sais pas, posez donc la question à celui qui a pris cette décision !
– Calmez-vous, Madame, je vous le dis sincèrement et j’essaie de comprendre parce qu’on m’a dit que vous venez souvent en Algérie. Alors, dites-moi, qu’avez-vous fait, au juste, la dernière fois que vous êtes venue et qui avez-vous rencontré ? »
Je suis à cran : « C’est un interrogatoire que vous me faites là ? »
Les uns se fendent d’un large sourire, un autre répond : « Non, non pas du tout … »
Le plus âgé, celui qui m’avait apostrophée le premier, dit : « allez, pas la peine, vous êtes énervée, Madame. On vous laisse tranquille… »
Ils s’éloignent pour s’arrêter quelques mètres plus loin. Ils parlent entre eux, ils délibèrent certainement sur mon cas.
Quelques heures plus tard, une policière passe. Je lui demande l’autorisation d’aller aux toilettes. Je veux surtout essayer de capter un réseau et me dégourdir les jambes. Elle m’y autorise, me fait accompagner par l’une de ses collègues, certainement moins gradée.
Mais je ne parviens pas à me connecter et quand je reviens prendre ma place, j’y trouve le policier qui m’avait interrogée en premier : « Vous savez Madame, vous pouvez aller manger si vous le désirez. » Je n’ai pas faim, mais je demande si je peux fumer. Il m’indique un endroit discret où je pourrais le faire « autant de fois que je le voudrais ». Je pressens que l’attente sera longue…
« Quelle chance, Madame ! »
La cigarette me détend un peu et quand je retourne à ma place, un jeune homme, âgé d’environ 25 ans, m’accoste. Il est beau et porte un badge, il travaille donc ici.
– « Bonjour, Madame, dit-il, je peux vous tenir compagnie ?
– Oui, bien sûr. Je m’appelle Yosra Frawes, et vous ? »
Il se présente. Il est policier, chargé, dit-il, de faciliter le passage des passagers.
– « On m’a dit que vous êtes stressée, alors je viens vous tenir compagnie. Il ne s’agit pas d’un interrogatoire. Si c’était le cas, on vous mettrait dans un bureau pour vous questionner de manière formelle. Je vous parle à titre personnel. J’aimerais vraiment comprendre votre problème. »
Je ne me fais pas d’illusions. Ce sera encore un interrogatoire, mais autant tuer le temps avec ce beau garçon, kabyle de surcroît, car j’ai, je l’avoue, un faible pour ce type d’hommes…
Il pose beaucoup de questions, il veut des détails, précis, sur la rencontre prévue, les personnes qui m’ont invitée… Je réponds : « Une rencontre sur les droits des femmes en Algérie. Je ne connais pas les participantes, je suis invitée par une fondation allemande avec qui j’ai l’habitude de travailler en Tunisie. » L’une des rares organisations internationales qui continue, contre vents et marées, à mener quelques actions en Algérie... « J’ai le programme sur ma boîte mail et j’ai besoin d’une connexion. Si vous m’en donnez une, je peux vous le montrer. » Il n’est pas dupe et fait comme s’il n’avait pas entendu.
Il s’enquiert de mes activités en Tunisie. Il est aimable, prévenant, m’écoute avec attention et montre même de l’admiration quand je lui fais part de mon engagement pour les droits des femmes et contre les violences.
Puis, il revient à l’Algérie, à mes dernières visites dans son pays. Je n’hésite pas à lui dire mon soutien au Hirak. À quoi bon cacher ce qu’ils doivent déjà savoir. Toute à mes souvenirs, je lui parle avec enthousiasme de ma rencontre avec la grande Djamila Bouhired. En mars 2019, j’étais à ses côtés à la grande poste d’Alger. Je lui raconte comment les gens se bousculaient juste pour la toucher…
« Quelle chance, Madame ! Vous savez, c’est une légende pour nous, Djamila Bouhired ! »
Un instant, je ne doute pas de sa sincérité. Une complicité s’installe entre nous, son émotion à l’évocation d’almoudjahida m’atteint comme du miel sur mon cœur. On parle de tout et de rien, comme de vieux amis. De la beauté de Hammamet et d’Oran, des droits humains, de la révolution des femmes iraniennes, des jeunes et du danger qu’ils courent sur les réseaux sociaux, de Yasmina Khadra, de ce que le jour doit à la nuit…
Djamila Bouhired fut mon passeport d’entrée au cœur de ce jeune policier. Je lisais de l’admiration dans ses yeux quand il m’écoutait. Confiant, il me parle de lui, de sa mère, et du hasard qui l’a conduit à son métier : policier. Un bon policier. Car jamais il n’oublie son enquête, sur laquelle il revient encore et encore, de manière subtile. « J’aurais aimé participer à cette réunion avec vous, et vous entendre parler, vous qui êtes si vive et intelligente. » Mais comme lui, je sais manier l’art de l’esquive, je glisse sur les questions qui pourraient causer du tort à mes amies algériennes. Comme il le fit pour la connexion à internet, je fais celle qui n’a pas entendu.
Je reste lucide, malgré le trop-plein d’émotions, les interrogatoires, ma détention à l’aéroport, le charme kabyle.
– « Si c’est ma profession que vous me reprochez, elle n’est un secret pour personne, elle est inscrite sur mon passeport. La défense des droits humains, c’est mon job, mon engagement, ma vie. C’est ce que je suis qui m’a fait côtoyer Djamila Bouhired au Hirak et je sais que c’est pour cette raison que vous me refusez d’entrer dans votre pays. » Il dit, à voix basse : « Non, ce n’est pas la raison, sinon nous serions une dictature, n’est-ce pas ?
– C’est à vous de trouver la réponse à votre question. »
Notre conversation s’arrêtera là. Il note sur son portable les dates de la rencontre prévue à Oran et l’hôtel de résidence. Puis il prend congé en m’assurant qu’il ne s’agit certainement que d’une erreur informatique.
« Le Maghreb des grands murs »
Je retrouve mon banc quand un autre policier vient me demander mon billet. Je vais donc être rapatriée. Un autre arrive, quelques heures plus tard, il me dit que j’ai le droit d’aller me restaurer si je le souhaite. Je n’ai pas vraiment faim, mais je prends le chemin qu’il m’indique, en quête de réseau. À l’entrée du restaurant, un policier en garde ne me lâche pas un instant du regard. Pas de connexion dans mon téléphone alors qu’un homme, assis à quelques mètres de moi, l’ordinateur ouvert, converse à voix haute. Lui est bien connecté. Je le fixe du regard, espérant qu’il sente ma présence et comprenne, tant j’y mets d’énergie, ma supplication muette : utiliser sa machine, un instant, rien qu’un petit instant. Mais non, il est tout à sa conversation et mes ondes s’évaporent sans l’atteindre.
Le repas fini, je reprends mon bagage à main, ramasse mes affaires et emboîte le pas au policier : « Où est-ce qu’on va maintenant ?
– Dans un quart d’heure vous allez prendre votre vol, Madame.
– Pour Oran ?
– Pour Tunis.
– Vous allez donc vous débarrasser de moi, vous allez me refouler ?
– Wallah, Madame nous aurions aimé vous avoir parmi nous. »
Un autre agent m’accoste : « Marhaba bik netwannssou bik, l’Algérie, c’est votre pays Madame, c’est le Maghreb arabe. »
- « Quel Maghreb arabe, Monsieur ? C’est le Maghreb des grands murs. Vous avez peur de moi parce que je revendique la liberté et les droits humains. N’ayez pas peur de la liberté, c’est la meilleure chose qui puisse vous arriver. »
Un collègue nous rejoint, mon passeport à la main : « Alors, tout s’est bien passé Madame, vous n’avez manqué de rien j’espère ?
– À part ma liberté de circulation, non, je n’ai manqué de rien. »
Il part d’un grand éclat de rire tandis que je m’engouffre dans mon avion. J’aurais passé 7 heures en Algérie sans sortir de l’aéroport.