Amnésie coloniale. Se référant à la classe politique et à de nombreux démocrates italiens et européens sincères interrogés par les médias officiels, la juxtaposition de ces deux mots (suggérés par Francesca Albanese) signale, du mieux possible, la présence constante et discrète du passé colonial de l’Europe chaque fois que la conversation se concentre sur l’État d’Israël et, plus généralement, sur l’entreprise sioniste d’un État juif en Palestine.
Qu'il s'agisse du régime d'apartheid, des mandats d'arrêt contre Netanyahou et le ministre de la guerre Gallant, ou du génocide "plausible" qui se déroule à Gaza, il semble obligatoire de penser d'abord à l'Etat d'Israël et de craindre que son image soit ternie, ou, comme variante, d'évoquer le processus de paix (qui n'existe pas).
Je me demande si une telle sensibilité, qui contraste fortement avec l'image d'une Europe qui se veut fondée sur les droits de l'homme et le droit international, n'est pas l'effet, précisément, d'une amnésie coloniale qui aide à ne pas voir l'analogie entre le colonialisme de peuplement israélien en Palestine et le colonialisme britannique en Amérique, le colonialisme français en Algérie ou le colonialisme des Boers en Afrique du Sud.
Le fait est que considérer Israël comme une colonie de l'Europe - la dernière colonie de l'homme blanc - signifierait faire un choix de classe redoutable et se ranger du côté des pays du Sud, pour la plupart d'anciennes colonies. Un choix angoissant pour certains, car être fidèle à ses principes démocratiques et internationalistes implique une trahison colossale de son histoire et de ses alliances euro-atlantiques, ainsi que le renoncement à ses intérêts géostratégiques.
Par conséquent, l’utilisation de deux poids, deux mesures est imposée, donc tout doit commencer à partir du 7 octobre afin de ne pas se réconcilier avec le passé, donc tout est de la faute du Hamas et Israël a le droit de se défendre.
Avec quelques grincements, cette position inconfortable a tenu jusqu’à aujourd’hui. Mais le 7 octobre a été suivi de 10 mois d’agression israélienne ininterrompue sur Gaza par voie maritime, terrestre et aérienne et de 50 000 morts (dont 10 000 sous les décombres), ou peut-être beaucoup plus : en fait, selon la revue médicale britannique The Lancet, si on calcule également les décès dus à la famine, à la déshydratation, aux épidémies, au manque d’accès aux soins, le nombre le plus probable de décès est d’environ 186 000.
A ce gouffre de dévastation humaine et environnementale s'ajoute l'entêtement avec lequel le gouvernement israélien poursuit sa politique de guerre en tuant d'un seul coup le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, et la négociation elle-même. Et ce, en violant la souveraineté de l'Iran dans le ciel après avoir violé celle du Liban à la veille de la guerre pour tuer Fouad Choukr, le commandant du Hezbollah.
C’est dans ce contexte que Bezalel Smotrich, ministre des Finances du gouvernement israélien et chef de l’extrême droite suprémaciste, intervient et déclare : « Affamer deux millions de Palestiniens est la chose la plus morale à faire... Nous apportons de l’aide parce qu’il n’y a pas le choix... Personne ne nous permettrait de provoquer la famine de deux millions de civils, même si cela serait moralement justifié, jusqu’à ce que nos otages rentrent chez eux » (Il Manifesto, 6 août 2024).
On se souvient du slogan « un rempart de civilisation contre la barbarie » avec lequel, au début du siècle dernier, les sionistes ont présenté leur projet d’un État juif en Palestine aux gouvernements européens afin d’obtenir leur soutien, un projet génocidaire dès le départ où l’avenir était déjà tout écrit et annoncé par le slogan « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » et confirmé à plusieurs reprises par les paroles des dirigeants sionistes de l’époque ; comme si cela ne suffisait pas, lors de la conférence de Versailles (1919), les cartes de la Palestine présentées par la délégation sioniste portaient l’inscription « Pâturages pour les nomades ».
Le premier nettoyage ethnique à grande échelle a été la Nakba de 1948, l’incendie du territoire de la Palestine, dont l’Assemblée générale de l’ONU avait recommandé la division, et l’expulsion de ses habitants vers le sud, vers Gaza, une ville alors florissante, un carrefour de la route méditerranéenne entre Alexandrie en Égypte et Alexandrette, aujourd’hui en Turquie. Une ville typiquement levantine où les trois religions monothéistes coexistaient en harmonie les unes avec les autres et avec les habitants des 11 villages voisins. En 1948, Ben Gourion arrive et donne l’ordre (ordre numéro 40 dans les archives israéliennes récemment déclassifiées) à son armée de raser les 11 villages et de repousser les habitants vers une bande de terre qu’il vient de clôturer le long de la mer : la « bande de Gaza ».
Sur la terre brûlée des 11 villages, l’État d’Israël a construit le kiboutzim que la résistance palestinienne a attaqué le 7 octobre 2023. Avec la complicité des États-Unis et de l’UE et l’approbation de la majorité des Israéliens, la réponse du gouvernement Netanyahu a été le génocide en cours à Gaza pour accélérer la mise en œuvre du projet sioniste d’un État juif en Palestine : « une terre sans peuple... Des vidéos effrayantes circulent sur les réseaux sociaux montrant de jeunes Israéliens, des soldats dansant et chantant autour de leurs victimes au sol.
Avec cela, le slogan « un rempart de la civilisation contre la barbarie » a été renversé : les sionistes, avec leurs complices européens, tentent d’anéantir l’ancienne civilisation palestinienne et levantine en la remplaçant par leur barbarie contre le peuple palestinien, objet, depuis plus d’un siècle, d’invasions étrangères, de colonisation brutale, de nettoyage ethnique, de fragmentation extrême à l’intérieur et à l’extérieur de leur propre territoire. Le tout conçu de manière à faire oublier le mot qui les distingue : « Palestine ». Les Palestiniens d’Israël (plus de 20% de la population) sont appelés « Arabes d’Israël, Druzes, Bédouins...).
Dans son Atlas de la Palestine 1871-1877, l’historien et cartographe palestinien Salman Abu Sitta écrit que la lutte de libération du peuple palestinien est « l’affirmation de ce qui continue à se définir et à définir les générations futures. Le lien collectif avec leur terre, documenté ici avec une force perturbatrice, est la source de leur légitimité nationale et personne ne peut le leur enlever, pas même par la mort, le déni, la dispersion et l’occupation. »
La civilisation et la barbarie nous préoccupent. Honorons donc l’esprit de résistance de la bande de Gaza et la lutte de libération du peuple palestinien.