« Celui qui tue un innocent sera considéré comme s’il avait tué toute l’humanité ; celui qui sauve un innocent sera considéré comme s’il avait sauvé toute l’humanité » Coran, sourate 5, verset 32.
Ne croyez pas ceux qui disent qu’ils veulent vous défendre contre l’Islam radical. Ils vous défendent comme ils défendent aujourd’hui les enseignants qu’ils n’aiment que lorsqu’ils se font tuer par des musulmans. Le premier mort du Covid en France était un enseignant et personne n’a manifesté pour que l’on juge ceux qui n’ont rien fait pour préserver le pays du virus. Lorsque Christine Renon s’est suicidée, personne n’a manifesté pour demander plus de moyens pour l’école. Lorsque le confinement durant lequel chacun a pu constater qu’on ne s’improvise pas professeur a pris fin, ils n’ont pas hésité à retourner leurs vestes et à traiter les enseignants de déserteurs car ils ne voulaient pas retourner à leurs postes dans des conditions sanitaires inacceptables.
Nous avons appris il y’a quelques jours que les masques fournis par l’Etat empoisonnaient les professeurs, mais personne n’a manifesté. Aujourd’hui seulement, à l’heure d’ailleurs où j’écris, ils sont dans la rue pour demander que l’on nous honore. Je dis nous car je ne suis pas seulement musulman, je suis aussi enseignant. Samuel Paty était mon compatriote et il était mon collègue. Aussi je pleure trois fois : en tant que français, en tant que professeur et en tant que musulman.
Cela fait plusieurs années que j’ai en tête les grande lignes d’un texte réglant définitivement la question de l’Islam en France. Un texte fouillé, rigoureux, structuré, un texte imparable…le texte qui règnera sur tous les textes. Horizon inatteignable, me direz-vous, ambition démesurée, prétention méprisable même, mais c’est parce que vous ne savez pas.
Vous ne savez pas ce que c’est d’être musulman en France, vous ne savez pas que c’est un combat que l’on mène dès l’enfance. On affronte ces interlocuteurs qui nous agressent à l’école, à l’université, en soirée étudiante, et ceux qui vous insultent par l’intermédiaire de la télévision, de livres qui se vendent à la tonne, de discours politiques qui prêchent la haine pour récolter des voix.
Arrivés à l’âge adulte, nous sommes agiles et nos arguments sont tranchants. On esquive les pierres de la lapidation pour découper les argumentaires, à défaut de couper les mains de ceux qui nous volent notre droit d’exister. Je pourrais m’arrêter là. C’est déjà le signe d’une société malade, que j’ai eu à passer ma vie d’adolescent et de jeune adulte à me justifier d’être musulman, à expliquer que je n’ai jamais lapidé, amputé, volé, violé ou voilé personne.
Pourtant, j’ai de la chance, cela pourrait être pire : je pourrais ne pas être un musulman, mais une musulmane. Là, vraiment, je saurais ce que c’est d’être mis complètement au ban de la société : coincées entre ceux qui veulent qu’elles portent un voile et ceux qui veulent qu’elles n’en portent pas. Coincées entre celles qui veulent qu’elles ne se dénudent pas en public, et celles qui veulent qu’elles ne mettent pas de jupes trop longues. Coincées entre la cuisine et le bar à chicha, parce que le burkini est interdit à la piscine, le hijab de running est disponible dans tous les Décathlon du monde sauf en France, et se couvrir les cheveux est interdit à l’école.
Être musulmane ou être française, il faut choisir ! Il ne faut surtout pas, par contre, parler : on parle de vous à longueur d’année, mais jamais avec vous. Si par hasard on vous tend le micro et que vous avez l’outrecuidance d’expliquer que vous êtes musulmane par foi et voilée par choix, on vous prend en pitié parce que vous êtes sous emprise, prisonnière d’une idéologie rétrograde dont vous êtes incapable de vous émanciper.
Si je n’ai jamais écrit ce grand texte que je fantasme au volant de ma voiture, ce n’est pas que je n’en ai pas eu le temps. J’écris régulièrement. Seulement, j’écris sur des sujets qui m’ont semblé jusqu’à aujourd’hui plus larges et plus importants : je ne souhaite pas me limiter à la défense de ma petite paroisse, aussi je me refuse à mettre ma plume au service de ma communauté religieuse. J’essaye de défendre la France et les français dans leur ensemble.
Aujourd’hui, néanmoins, il m’apparaît que défendre les musulmans, c’est défendre les français car n’importe lequel peut devenir une victime de ce cycle violent que personne ne souhaite interrompre. Aussi, ce texte qui aurait dû être soigneusement rédigé sera improvisé et bâclé, pour être publié avant que le sujet ne soit passé de mode et que l’on doive attendre le prochain assassinat barbare pour s’y intéresser à nouveau.
Je me rends compte que, dans ma hâte, je suis allé un peu vite en besogne. Reprenons depuis le début. Il n’y a pas de statistiques ethniques ou religieuses en France, je vais donc devoir procéder comme les experts Zemmour et Finkielkraut et les inventer pour vous dresser le portrait du français musulman :
Être musulman, c’est d’abord être prolétaire. Vous traiterez ce postulat d’approximation, de généralisation ou de simplification mais cela n’en changera pas la véracité. On peut tout nuancer, certes, mais raisonner par l’exception ne permet pas de tirer des conclusions générales. Partant, être musulman c’est, puisque le prolétariat a déserté le centre des villes gentrifiées, vivre à l’écart des grands évènements collectifs et culturels urbains. C’est être isolé dans un milieu social hermétique dans lequel règnent des problématiques et des valeurs différentes, qui rendent les habitants indifférents à ce qui se déroule en dehors : le seul contact physique avec la République, c’est celui qu’on a avec des professeurs inexpérimentés, absents ou dépressifs qui ne pensent qu’à détaler, ou avec des policiers discourtois, violents et dépressifs qui ne pensent qu’à dégainer.
Vivre en banlieue, puisque c’est bien de la banlieue qu’il faut parler si l’on parle des français musulmans, c’est n’avoir qu’un accès cruellement limité aux études supérieures, à l’emploi et aux jouissances qu’offre la société post-industrielle : confort matériel, divertissement, tourisme…même la jouissance physique est quasi-inaccessible comme l’attestent le peu d’études sur la misère sexuelle en banlieue, dont on ne parle jamais. L’autre contact qu’on a avec la Nation, c’est celui qui passe par l’intermédiaire de la télévision : c’est être insulté, montré du doigt et expertisé par des éditorialistes qui savent tout sauf ce de quoi ils parlent.
C’est de n’avoir aucun représentant, sinon des imams et autres recteurs de mosquée cinquantenaires, à l’intelligence limitée et à l’accent épais des indigènes d’antan. Où sont les jeunes musulmans, éloquents et éduqués qui ont réussi tant bien que mal à gravir les échelons de la société ? Si on ne les montre pas, comment convaincre leurs compatriotes qu’ils existent ?
Où sont les avocats, les médecins, les entrepreneurs et les professeurs d’université issus des « quartiers perdus de la République » ? Pourquoi faut-il aller chercher en Suisse pour trouver un intellectuel musulman ? Pourquoi faut-il, une fois qu’on l’a trouvé, le diffamer et le salir jusqu’à le jeter en geôle pour des crimes dont même les rapports de police attestent qu’il ne les a pas commis ?
Oui, je parle là de Tariq Ramadan. Je n’en suis ni l’ami, ni l’adepte mais il est incontestablement l’incarnation du tournant qu’a connu la société française ces vingt dernières années. Tous les jeunes musulmans ont suivi, a minima, les passages de Tariq Ramadan sur les plateaux des émissions populaires du PAF et l’ont vu prôner amitié, amour, réconciliation entre les français musulmans et le reste du pays.
Il a lutté, en France et dans le reste du monde, contre l’application des châtiments corporels, contre le manque d’éducation des musulmans, contre la tentation de l’isolationnisme et du ressentiment. On lui a opposé tous les xénophobes que l’on a pu trouver, ceux de droite et gauche, et il les a désarmés par son verbe et son élégance. Disons-le : nous étions fiers. Fiers de lui et fiers de nous à travers lui, fiers d’avoir un représentant et un modèle pour nos jeunes.
Seulement, il était coupable. Non pas coupable d’un double discours que personne, pas même Caroline Fourest, n’a pu prouver et que je mets au défi tous les lecteurs de ce texte de démontrer par une seule citation du dangereux prédicateur. Une seule ! Non, il était coupable d’être trop différent de l’image que l’on se faisait du musulman francophone. S’il était doux, c’est qu’il était un loup déguisé en agneau. S’il était intelligent, comme devait l’attester son poste à l’université d’Oxford, c’est qu’il devait avoir usurpé ses diplômes. S’il était juste, c’est qu’il dissimulait ses réelles intentions. Coupable d’avoir violé des femmes par dizaines ? Il est innocent jusqu’à qu’il soit jugé coupable dans le cadre d’un procès…qui n’arrivera jamais tant il serait honteux de blanchir un homme qu’on a tant traîné dans la fange.
Nous n’avons rien manqué de cet épisode qui a duré quinze ans. Il nous a signalé de manière irrévocable que même si nous étions irréprochables, même si nous étions présentables, même si nous étions des intellectuels nous ne pouvions être que des menaces. Un musulman qui prône le respect des lois de la République fait taqqiya pour dissimuler ses intentions réelles. Un musulman qui manifeste dans un cadre démocratique prône l’Islam politique. Encore aujourd’hui, un musulman qui porte plainte et choisit les voies légales pour corriger (à tort ou à raison) ce qu’il perçoit comme une offense appelle au meurtre. Un musulman qui se tait est complice, un musulman qui parle fait de la propagande.
Être musulman, c’est compter sur le principe de laïcité pour être protégé des oppressions étatiques et le voir dévoyé par les oppresseurs qui incarnent l’Etat. Être musulman, c’est apprendre qu’un professeur a été décapité par un gamin détraqué et savoir qu’on portera collectivement le poids de ce crime.
On me dira ici que j’adopte une posture victimaire, que personne ne s’attaque aux musulmans dans leur ensemble. Je vous invite à regarder les couvertures du journal Le Point, du Figaro, ou de Valeurs Actuelles la semaine prochaine, ainsi que les chiffres de vente. Je vous invite à écouter la radio et tous les croque-morts tels que Val et Valls qu’on aura déterré pour parler de leurs compatriotes musulmans qu’ils veulent protéger en les menaçant.
On me dira que les musulmans, quand même, ne font pas beaucoup d’efforts pour s’intégrer. On aura raison. Mes coreligionnaires ne font plus d’efforts. Ils ont en effet cédé à l’isolationnisme culturel : puisque les portes de la société nous sont fermées par les horaires du RER, les quatre-cent lettres de motivation qu’il faut envoyer pour obtenir un stage, les videurs des boîtes de nuit, les films qui ne nous présentent que bêtes, moches et méchants, réfugions-nous dans les bras de Dieu, le seul qui nous aime et nous protège. Comme disait récemment le bien-nommé Gérard Depardieu : « l’Islam est la seule religion qui s’occupe des pauvres ».
La pauvreté, voici la tumeur qui ronge la société française et nous conduira sans doute à des souffrances terribles, voire au cancer de la guerre civile. Vous voulez agir ? Vous prônez des mesures strictes et drastiques pour solutionner le « problème » ? Il ne s’agit pas de fermer des mosquées et de dissoudre des associations caritatives. Donnez-nous une chance de vivre parmi vous, vraiment, de manger à votre table, de participer aux discussions, de danser dans vos soirées, de sortir avec vos filles. Pour nous sortir du ghetto intellectuel, il faudra nous sortir du ghetto physique.
Cela, c’est une mesure drastique, cela c’est du courage, cela c’est le vivre-ensemble. Si vous n’en avez pas les moyens, commencez par nous faire rentrer dans vos écrans de télévision, tels que nous sommes et non pas tels que vous nous imaginez ou tels que veulent nous incarner des détraqués qui attaquent soldats, prêtres et professeurs au couteau de cuisine.
Si vous êtes incapables de donner aux musulmans l’opportunité de croître en tant qu’individus et de s’élever dans la société, si vous faites mine d’être choqués, aveugles aux mimétismes de l’Histoire, par ceux qui portent un croissant jaune dans les manifestations comme d’autres portaient autrefois (forcés, eux) l’étoile jaune et si vous vous obstinez à agresser, insulter, dominer des gens qui n’ont jamais le droit de prendre le micro pour vous répondre, ne soyez pas surpris par les choix de ceux qui croient se défendre en déchargeant des Kalashnikov sur une société qu’ils perçoivent comme coupable de leur désespoir.
De deux choses l’une. Considérons que Samuel Paty a été tué par un malade mental dans le cadre d’un fait divers terrible et cruel, ou considérons que son meurtre s’inscrit dans un cadre plus large qui n’est pas celui de l’Islam radical, ni celui de l’Islam français, ni celui de l’Islam au sens large mais celui de la société toute entière. Si nous sommes capables de le reconnaître, nous serons capables de faire notre introspection collective en partant du seul constat qui compte : nous sommes tous coupables du meurtre de Samuel Paty.