Balkanisation et retour des empires en Europe centrale et orientale

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En 2014, nous anticipions le délitement du flanc oriental de l’UE suite au différend euro-russe. À peine deux ans plus tard, les dégâts deviennent visibles. Si l’Europe et la Russie ne parviennent pas à renouer le dialogue, le pire est à attendre dans cette partie de l’Europe où les anciens démons sont en pleine résurrection (guerre froide, guerres européennes, balkanisation et logiques d’empire…), et où tous les échecs de la politique d’élargissement de l’UE commencent à se révéler.

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Figure 1 : Carte de l’Europe centrale et orientale.( Source : KKR.)

L’intégration de l’Europe de l’Est est un échec

Le plus grand échec des 30 dernières années de construction européenne est bien la politique d’élargissement aux pays du bloc soviétique. Cette politique essentiellement mue par l’âpreté au gain des entreprises d’Europe de l’Ouest (et au-delà) s’est faite aux dépens de l’intégration politique du continent dans son ensemble et des populations de l’Est en particulier.

Nous avons souvent évoqué les faibles taux de participation aux élections européennes dans cette région qui était pourtant si avide de rentrer dans l’UE. Le flanc oriental de l’UE est désormais un patchwork de pays mus par des motivations différentes, intégrés à des degrés divers et traversés par des intérêts de toutes natures. Les risques de délitement et de conflits sont immenses et menacent le projet européen, bien plus que l’hypothèse d’une sortie du Royaume-Uni.

La crise euro-russe de 2014 a créé les conditions d’une dislocation de cette région, désormais tiraillée entre d’innombrables intérêts et avenirs possibles. Comme nous le verrons plus loin, la montée des extrêmes-droites, notamment, date de 2014, comme par hasard. La conscience de ces dangers amène notre équipe à anticiper que les Européens parviendront à mettre fin aux sanctions contre la Russie à la fin de l’année. Si jamais ils n’y arrivaient pas, la dislocation de cette région du monde n’ira pas sans une explosion de tensions dans cette région et entre l’Europe et la Russie. Explosion dont le détonateur pourrait bien se situer dans les Balkans d’ailleurs, dont nous ne parlerons pas dans cet article, mais qui participent bien sûr à l’équation.

Schengen, euro, UE : une intégration à vitesses multiples

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Figure 2 : UE, zone Euro, espace Schengen (Source : Le Monde)

Dans les faits, regardons la disparité de cette zone d’élargissement post-chute du mur. Certains pays sont membres de tous les niveaux d’intégration européenne (UE, euro, Schengen), à savoir la Slovénie, l’Estonie, la Lettonie et la Slovaquie. Cette liste révèle une certaine aberration à voir figurer deux des trois pays baltes en lieu et place de la Pologne ou de la République tchèque qui sembleraient des membres complets plus logiques.

D’autres pays sont membres de l’UE et de la zone Schengen, mais pas de la zone euro : Pologne, République Tchèque, Hongrie, Lituanie. D’autres ne sont membres que de l’UE, parfaits membres de seconde zone, tels que la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie. Certes, il s’agit des derniers arrivés, mais les réticences de fond à voir ces pays accéder au privilège de la liberté de déplacement (zone Schengen) semblent bien ancrées.

Et puis il y a les pays-candidats, coupés de tout avenir autre qu’européen, qui se voient indéfiniment promettre la prise en compte de leur demande d’adhésion, indistinctement mélangés entre membres réellement potentiels et affabulations complètes : pays des Balkans, Ukraine, Turquie, Géorgie…

Niveaux d’intégration et droits différents créent un sentiment de castes et de vraies inégalités de traitement dans la région. Les pays qui ont intégré la zone euro correspondent aux seigneurs de la région. À l’inverse, la Roumanie (qui est pourtant le pays qui a candidaté le premier à l’UE, dès 1995) et la Bulgarie, en n’étant pas dans Schengen au moment où Schengen se renforce, risquent de se retrouver de l’autre côté du mur que dresse actuellement le reste de l’Europe. Une telle évolution exclurait de fait ces deux pays, les renvoyant à une région des Balkans dont le sort a de quoi inquiéter si l’Europe et la Russie ne parviennent pas à s’entendre à nouveau, comme on l’a vu maintes fois.

De grandes disparités économiques

On parle toujours de l’axe de disparité est-ouest. L’Europe centrale et orientale est en réalité loin d’être homogène. Si l’on regarde les salaires moyens, l’amplitude se situe entre 350 euros en Bulgarie et 1 092 euros en Slovénie. La Slovénie se situe au niveau de salaire des pays les plus pauvres d’Europe de l’Ouest (Portugal et Grèce, légèrement au-dessus de 1 000 euros). En revanche, les bulgares ne reçoivent en moyenne qu’un tiers de cette somme, soit moins que les Chinois [1].

En matière de chômage, l’amplitude maximale se situe entre la République tchèque (4,5% de taux de chômage) – correspondant au niveau de l’Allemagne –, et la Croatie (15,1%) – avec la Slovaquie juste avant (10,3%), correspondant à la moyenne de la zone euro (incluant les 20% de chômage espagnol et les 24% de chômage grec) [2].

Quant à la croissance, l’Europe centrale et orientale s’en sort bien dans son ensemble, ce qui est normal compte tenu du processus de convergence induit par l’intégration à la zone économique UE. Néanmoins, on y distingue de vrais champions de l’UE comme la Roumanie (3,8%) suivie de la Pologne et de la Slovaquie (3,6%)… mais aussi des pays plus lents comme la Croatie (1,6%) – l’Estonie, quant à elle, est seulement à 1,1% de croissance mais on a vu ci-dessus que ses niveaux de salaires élevés indiquent un niveau de développement de type Europe occidentale, en phase de stabilisation probablement donc [3].

Ces données permettent de constater qu’il n’existe pas de cohérence dans les atouts de chacun de ces pays : par exemple la Roumanie croît plus vite que la Bulgarie alors que ses niveaux de salaire sont déjà bien au-dessus ; ou encore la Slovaquie peine avec ses 10,3% de chômage pour des niveaux de salaire pourtant identiques à ceux de la Pologne qui n’est qu’à 6,8% de chômage…

Les pays les plus touchés par la pauvreté présentent une liste encore différente : Bulgarie, Roumanie, Lettonie et Hongrie sont les plus affectés [4] alors qu’ils figurent dans des catégories très différentes sur des indicateurs de chômage, de salaires ou de croissance. La Hongrie en particulier doit être très inégalitaire si l’on compare ses plutôt bonnes performances économiques à ses risques de grande précarité.

Tout ceci révèle un échec de convergence économique qui était pourtant la motivation principale à l’entrée dans l’UE. Ces disparités sont tout aussi criantes en Europe occidentale mais la motivation économique à l’entrée dans l’UE concernait surtout trois pays (Portugal, Espagne et Grèce), alors qu’elle concerne la totalité des pays d’Europe centrale et orientale. Le sentiment de déception est donc inévitablement beaucoup plus fort dans ces pays. On leur a vendu l’intégration en leur faisant miroiter un profit rapide qui n’est pas au rendez-vous. La convergence économique assortie à l’intégration à la zone économique commune s’avère être un mensonge.

Armées, églises : Europe de l’Est, terre de conquête

L’échec d’intégration et la crise euro-russe ont en outre transformé l’Europe centrale et orientale en véritable foire d’empoigne. Les intérêts étrangers qui s’y affrontent sont bien sûr l’UE, la Russie et les États-Unis. Toute l’Europe centrale et orientale souhaite rester dans l’UE mais certains voient dans l’Europe une simple extension de l’Amérique dont ils exigent la protection (pays baltes, Pologne), tandis que d’autres réclament que leur participation à l’UE ne les coupe pas de leur grand voisin russe (Hongrie, Slovaquie, Bulgarie). Les hostilités sont déclenchées et les grands puissances jouent de tous leurs outils d’influence : OTAN en ce qui concerne les États-Unis, propagande du côté russe… et du côté occidental aussi puisque l’OTAN passe son temps à parler de contre-propagande [5], et religion des deux côtés également.

Ce dernier point est particulièrement intéressant car bien peu observé. En réalité, depuis la fin du communisme, le sentiment religieux, bridé pendant les décennies soviétiques, a explosé en Russie et dans les pays d’Europe centrale et orientale. À la manœuvre derrière cet authentique retour à la foi, on a vu dès le début des années 90 tout un tas de sectes évangélistes venues d’outre-Atlantique s’installer dans les campagnes de Roumanie et d’ailleurs [6], avec beaucoup d’argent et des programmes sociaux détournant facilement ces oies « blanches » de leurs religions historiques (catholicisme et orthodoxie).

L’orthodoxie russe a mis un peu plus de temps à revenir mais elle est maintenant bien là. Par exemple, la Roumanie se couvre actuellement de monastères orthodoxes [7] (bien plus vite que d’hôpitaux), y compris dans les régions de l’Ouest historiquement catholiques [8] (comme en Transylvanie)…


Notes

[1] Salaires moyens dans l’UE en 2015. Source : Reinisfischer, 2015

[2] Source : Statista, Février 2016

[3] Source : La croissance en Europe, Toute l’Europe, 11/05/2016

[4] Source : Euractiv, 20/02/2015

[5] « NATO looks to combat Russia’s’information weapon’ : document » (or une contre-propagande peut-elle être autre chose que de la propagande ?). Source : Reuters, 27/01/2016

[6] Témoins de Jéhovah en Slovaquie (source : CultNews, 28/08/2002) ; Evangélistes en Roumanie (source : The Independent, 13/12/1993) pour ne citer que ceux-là…

[7] « Romania’s costly passion for building churches ». Source : BBC, 07/08/2013

[8] Cette situation résulte d’ailleurs de l’époque communiste durant laquelle l’athéisme des Ceausescu a composé avec la puissante ferveur du pays en imposant une religion unique, l’orthodoxie, pour des raisons évidentes de basculement vers l’Est.

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