C’est bien compliqué cette histoire car, en politique, on peut difficilement faire l’impasse sur les institutions, donc sur quelque forme de représentation. Donc sur quelque forme de désignation — d’élection. Or, qu’est-ce que la politique — quand elle n’est pas simplement la politique gouvernementale ? La politique, c’est du collectif en situation. Et qu’est-ce que l’élection (en tout cas la nôtre) ? L’élection, c’est l’émiettement des sujets politiques transformés en atomes par passage dans le bien nommé isoloir.
Dans ces conditions, quand elle prétend être l’expression la plus achevée de la politique, l’élection n’en est que la défiguration. Rapportée à son objet qui est de « faire vivre la politique », l’élection est une fraude. Par définition, là où il y a de l’élection, il n’y a plus de politique sinon mutilée. En tout cas plus de politique qui ne soit institutionnelle, plus de politiquevivante. Expérience de pensée : soit un événement ; il se passe quelque chose dans la rue, un mouvement, grand, puissant, qui ouvre une crise, profonde. On organise une élection pour en tirer le « débouché politique » : la chose meurt. C’est immanquable. Comme il y a des tue-l’amour, il y a des tue-la-politique : les scrutins.
Où aller pour trouver de la politique vivante ? Partout sauf dans un bureau de vote : dans un cortège qui prend la rue, dans une entreprise débrayée en AG, dans un amphi d’université occupée, sur un rond-point de « gilets jaunes ». Mais surtout pas dans un isoloir où, pour ceux qui ne comprennent pas bien, on se retrouve isolé — individuel, coupé de tout collectif.
Le collectif refoulé, et son retour
Si la politique est, avant toute chose, du collectif en action, l’élection en est le refoulement. Mais, comme on sait, régulièrement le refoulé « fait retour ». Le plus souvent sous des formes méconnaissables. Quand les électeurs disent régler leur comportement sur les sondages, quand ils font le choix du « vote utile », ou quand ils reprochent à ceux qui ne veulent pas faire barrage de les « laisser faire le sale boulot à leur place », c’est à chaque fois le collectif refoulé qui revient, par l’invocation de figures d’interaction ou de coordination qui s’ignorent.
Tous ces arguments sont des solécismes au regard de ce qu’est vraiment la grammaire électorale. Car l’interaction n’a de sens que dans du collectif. Or, par construction, la grammaire de l’exercice électoral ne connaît que des individus séparés, et les mutile de tout contact au moment le plus crucial : celui de la décision. Il est donc absurde de se référer à des coordinations collectives dans un exercice qui les interdit par construction.
Absurde mais inévitable. Car, pour être grammaticalement faux, ces arguments n’en disent pas moins quelque chose de vrai quant à la politique en son essence. Ils disent l’aspiration à du collectif qui, du fond de la séparation électorale instituée, continue de chercher ses voies — donc logiquement de tourner en rond et de se cogner la tête partout. Il suffit de voir dans quel état le premier tour nous a mis, pour ne rien dire du second.
Doit-on pour autant considérer que toute élection est vaine par principe, en tout cas du point de vue de la gauche ? Mais d’abord qu’est-ce que la gauche ? Si l’on définit la gauche comme l’ensemble des forces qui contestent l’ordre social bourgeois, sauf miracle la réponse est oui : vaine, l’élection. On comprend en effet, assez logiquement, que, dans la « démocratie » organisée par l’ordre bourgeois, l’arrivée au pouvoir de forces contestant l’ordre bourgeois soit comme un rêve. C’est pourquoi les annales, en tout cas européennes, comptent si peu d’expériences de gauche parvenue par les seules voies électorales. Car il est bien entendu que cette définition de la gauche interdit d’y compter ni Mitterrand, ni Jospin, ni Blair, ni Schröder, ni même Tsipras (Hollande : rires enregistrés). Pour la gauche, l’élection en démocratie bourgeoise est comme une fête foraine négative : « à tous les coups l’on perd ». Alors on revisite l’histoire : Blum… — un miracle.
Mais les miracles disent aussi une vérité générale. Une élection redevient intéressante si elle crée une situation. C’est-à-dire une occasion qu’il revient à des forces concrètes, collectives, de saisir, pour en faire quelque chose — au-delà de l’élection même.
Dans la situation « Blum », s’engouffre la grève générale, et il se passe 1936. Dans la (non-)situation « Mitterrand », rien. Et nous voyons, par différence, ce qui fait le « miracle électoral » : le relais par des forces non-électorales, précisément. Mélenchon, ça se tentait — mais averti de ce que la confrontation aux forces du capital était vouée à tourner à son (notre) désavantage sans l’appui d’un mouvement « bousculant ».
Le plus pernicieux, en tout cas, dans ce qu’il faut appeler la croyance électorale tient au fait, non seulement de ne pas apercevoir la mutilation politique en quoi consiste l’élection, mais de nous faire incorporer son habitus de la dépossession et de la passivité au point de considérer que l’action cesse après le second tour — alors qu’elle devrait y commencer.
À cet égard, on reconnait infailliblement les « intellectuels » les plus incapables de penser la politique à leur adhésion passionnée à la croyance électorale. Dans un deuxième tour face à Le Pen, ils demandent à Macron de « parler », pour « faire un geste social fort » (Piketty), ou même juste donner « des preuves de respect » (Méda). Et ça leur suffira. Nous parlons tout de même du personnage qui a déjà à son actif le « grand débat » et la « convention citoyenne pour le climat ». Que le psychotique soit parfaitement à son affaire s’il s’agit de donner des mots sans aucun contenu de réalité ni aucune valeur d’engagement, qu’il n’ait fait que ça pendant les cinq années passées, qu’il en donnera autant qu’on voudra pour les cinq années à venir, c’est ce que les croyants de la « démocratie électorale », littéralement en train de se rouler à ses pieds pour qu’il leur raconte des histoires, s’acharneront à ne pas voir — le propre de la croyance, c’est qu’elle neutralise tout effet d’apprentissage. Au grand bonheur du cynisme politique : on peut leur refaire le coup tous les cinq ans, ils n’ont pas avancé d’un iota. Les prolos abstentionnistes ont semble-t-il mieux compris que ces universitaires ce que vaut la verroterie des mots en pantomime électorale.
Les constructeurs d’impasse
La situation de ce second tour, devenue répétitive en phase de crise organique, concentre alors au plus haut point les apories politique de la procédure électorale, et jette les gens au tréfonds de l’impasse, du désarroi et de l’angoisse — avoir à éviter un mal en n’ayant d’alternative que de choisir un autre mal est une situation propre à rendre fou.
On leur fera difficilement reproche de s’en tirer comme ils peuvent. Même la ligne stratégique, normalement sûre, qui chercherait l’option laissant les moins mauvaises possibilités aux résistances et aux luttes, livre des indications de moins en moins claires — dans une lecture à l’aveugle, à qui attribuer l’élément de programme annonçant « la privation de droits civiques pour ceux qui s’en prennent aux forces de l’ordre » ? (Réponse : Macron).
Dans un article qui sue la complaisance, le matraquage et la peur, Le Monde, non content de nous ripoliner l’officine islamophobe du Printemps républicain comme républicaine (au moment où La Voix du Nord nous apprend que certains de ses membres préparent Le Pen à son débat), Le Monde, donc, sonde la « collaboration » des préfets en cas de victoire de l’extrême droite, et mesure les risques d’« une remise en cause par morceaux de l’État de droit ». Comme si, après les blanchiments systématiques de l’IGPN, la nouvelle « norme » où les citoyens se trouvent de devoir exposer leur intégrité physique quand ils vont manifester, le traitement des migrants à Calais, et la loi « sécurité globale », l’« État de droit » n’était pas déjà sérieusement parti en « morceaux ».
Le Monde raconte début mars la réception de François Sureau à l’Académie Française, mais a tout oublié à la mi-avril de ce que l’impétrant y disait de l’état des libertés publiques. Le Monde, qui a pour modèle et pour boussole The Economist, ne se souvient pas non plus que The Economist a classé la France de Macron dans la catégorie des « démocraties défaillantes ». On demande : depuis quand et depuis qui, au juste, « les morceaux » ?
Tentant de nous convaincre (ça n’est pas trop difficile) que le programme de Le Pen est « fondamentalement d’extrême droite », Le Monde ne voit pas combien souvent, pour chaque ligne examinée, on pourrait mettre en face une saloperie déjà commise par le gouvernement Macron. Ni combien souvent, également, les associations et les ligues ont averti de ce que donneraient ces dispositions si elles venaient à « tomber dans de mauvaises mains ». Et voilà les mauvaises mains.
Si le journalisme de majesté avait deux sous de dignité, s’il avait surtout quelque éthique du vote éclairé, il n’escamoterait rien, rappellerait tout. Alors, lui qui jouit tant de sa fonction magistrale, il pourrait se donner le bonheur d’interpeller, magistralement, et pour une fois à bon compte. Il faut bien le dire, tout ce que le pays compte de précepteurs barragistes, escamoteurs par peur ou par « pédagogie », donne furieusement envie de leur désobéir, et depuis assez longtemps déjà. Eux aussi auront à répondre en cas de désastre. Voilà donc, comme si ça n’était pas déjà suffisamment odieux, au milieu de quoi il faut faire faire leur chemin à des décisions impossibles.
Car nous savons aussi ce qu’il y a en face : la ruine (anti-)constitutionnelle du principe fondamental d’égalité, un État policier et raciste parachevé, la BAC en liberté dans les quartiers, et des milices fascistes jouissant d’une bénédiction encore plus étendue que celle du préfet Lallement. C’est-à-dire un appareil de force déjà fascisé jusqu’au trognon aux mains d’un pouvoir cette fois-ci authentiquement fasciste — au milieu de la désorientation, il reste quand même quelques points de repère fiables.
Il y a des groupes à qui on n’ira pas faire la leçon abstentionniste : ils sont en première ligne et ils le savent — mais, symétriquement, qui oserait aller faire la leçon barragiste à Jérôme Rodrigues ? Le macronisme, lui y a laissé un œil, d’autres une main. Il vaut mieux abandonner les « leçons »… On conçoit qu’il y ait de grandes peurs. Elles sont terriblement bien-fondées. On conçoit aussi que faire obstacle aux effets en reconduisant éternellement les causes apparaisse comme une absurdité insoutenable à force de répétition. À la fin des fins en tout cas on ne compterait comme responsables d’une victoire de Le Pen que les électeurs de Le Pen. Et Macron, évidemment. Macron surtout. Enfin tous ceux qui ont si bien construit l’impasse.
Et maintenant ?
D’une manière ou d’une autre, le 25 avril viendra. L’élection de 2022 n’aura pas été totalement vaine si elle nous permet au moins de nous désincarcérer de la croyance électorale. On est moins sujet à la déception ou à la souffrance quand on a nourri moins d’illusions — et plus en état de rediriger ses investissements ailleurs.
Sans doute les institutions de la démocratie bourgeoise sont là, et nous devons faire avec, le cas échéant en prenant part à leur jeu. Pour certains, rien n’est plus urgent que de se précipiter dans les législatives après les présidentielles. Quand on appartient à des formations politiques qui, ne vivant que par les débouchés institutionnels, ont partie liée avec les institutions, la chose se comprend. On peut difficilement demander à des forces de débiner le jeu en vue duquel elles se sont constituées.
Mais le propre des institutions, c’est de nous rendre captifs même quand on n’y aspire pas. Au reste, nous savons aussi que de temps en temps il peut en sortir un petit quelque chose : un rapport sénatorial McKinsey, un patron un peu rudoyé en commission (plus rare), l’apparition soudaine des auxiliaires de vie sociale par l’obstination d’un député heureusement excentrique. On dira que des gains résiduels valent mieux que pas de gain du tout, une grosse opposition parlementaire davantage qu’une petite — oui, d’accord.
Ce sera tout de même cher payé si c’est pour reconduire à l’identique la croyance électorale, avec ses angles morts et ses faux espoirs, au surplus dans une élection dont la capacité à créer une « situation » est à l’évidence des plus faibles. Si les institutions sont là, si pour partie elles s’imposent à nous, qu’au moins elles n’empêchent plus d’apercevoir que l’essentiel de la politique se tient en dehors d’elles. Et puis de nous préparer à ce qu’elles s’apprêtent à nous laisser sur les bras.
Disons Macron. Macron réélu, l’épisode insurrectionnel est voué à se produire. Il aura lieu. Mais il aura lieu sous la forme d’une insurrection boueuse : avec du fasciste dans la rue. La question la plus urgente pour dès « après » est de savoir comment on fait pour clarifier une insurrection boueuse. Comment on fait pour la ramener à gauche — étant entendu qu’il faudra sans doute prendre le risque de s’y mêler pour ne pas abandonner le terrain ?
Il n’y a pas 36 manières de ramener à gauche une insurrection mélangée. Il y a au premier chef de l’ancrer dans les luttes sociales, dans les luttes salariales. Une insurrection tombe à coup sûr à gauche quand on en reformule les enjeux dans les coordonnées du conflit majeur, celui qui n’a jamais été aussi aigu et, paradoxalement, n’a jamais été aussi recouvert — au point que les « gilets jaunes », pour si admirable qu’ait été leur mouvement, n’en ont pas complètement trouvé les voies. Ce conflit majeur, c’est le conflit capital/travail, le conflit de classes, à potentialité révolutionnaire… par-là déserté des organisations institutionnelles.
Le retour de l’inflation a au moins pour effet collatéral de remettre au centre du débat la question du pouvoir d’achat, donc du salaire, donc de la manière dont il se partage dans la valeur ajoutée, de ce que certains patrons en gardent, et de ce qu’il s’agirait de rétablir quelques repères de l’obscénité. La misère matérielle et la souffrance morale ont deux causes : la situation salariale, l’appui des politiques néolibérales à la situation salariale. Qu’une insurrection éclate, et il faudra la convaincre de s’orienter d’après ces deux causes.
Non pas sous la gouverne d’une idée abstraite, mais d’après le rassemblement des luttes concrètes qui, entre conflits salariaux et fermetures, ne manqueront pas. Et dont la mise ensemble aurait pour vertu d’accéder, en actes, à une généralité, celle que les directions syndicales repoussent à toute force de peur de se voir entraînées « sur le terrain politique », à savoir qu’en société capitaliste la politique n’a, en effet, pas de lieu plus central que le conflit de classes, disons même le conflit contre le capital. Et que les luttes sociales « de sites », aussi bien que les initiatives des militants du climat, n’en sont que les multiples expressions. À ce stade, l’extrême droite, en laquelle seuls de parfaits imbéciles peuvent voir une alliée « sociale » des classes populaires, a déjà bien décroché.
Mais il faut désormais compter avec une donnée nouvelle, et d’importance. Si, comme l’avait fait le comité Vérité et justice pour Adama avec les « gilets jaunes », comme l’ont fait les banlieues en se mobilisant massivement pour Mélenchon, si les quartiers reviennent en force dans la politique générale, déboulent dans un éventuel mouvement, en épousent les revendications matérielles — ils les partagent au premier chef —, y apportent leur agenda politique propre — une visée de l’émancipation ne peut que l’adopter à son tour —, que restera-t-il cette fois à l’extrême droite dans un soulèvement qui prendrait ces caractères ?
Puisque la réponse est « plus rien, à coup sûr », nous savons selon quelles orientations, sinon clarifier une insurrection boueuse, du moins, si le cas se présente, tenir une ligne qui ne le soit pas. En tentant au surplus d’en faire la proposition la plus attractive.
Et comment on fait ça ? Certainement pas depuis les formations politiques institutionnelles. Encore moins hélas avec les directions syndicales. Davantage sans doute en reconstruisant sur le seul appui qui vaille — celui des bases, des maillages des quartiers et des conflits concrets — un front social, plus exactement un front indistinctement social et politique, par-là décidé à tenir ensemble ce qui n’aurait jamais dû être séparé. C’est-à-dire à faire de la politique avec les luttes sociales.