Anthropocide ou capitalocide, maintenant il faut choisir. Pour éviter l’anthropocide, il faudra le capitalocide : il n’y a pas d’alternative. TINA. Les capitalistes, les néolibéraux, ça vous dit quelque chose ?
Normalement, « There is no alternative » est un énoncé qui n’a aucun droit de cité dans le discours politique. La politique c’est la souveraineté, et il entre dans le concept de souveraineté politique de toujours pouvoir faire autrement. Bien sûr tant qu’elle n’est pas captée par un petit nombre qui, lui, entend bien qu’on fasse toujours pareil — et alors soutient « qu’il n’y a pas d’alternative ». La politique, pourtant, c’est qu’il y a toujours une alternative.
Sauf quand, devenue mortifère et rendue au bout du bout, la politique se met à travailler la question de la survie de l’humanité sur la planète, ou plus exactement quand elle se retrouve confrontée à une force dont on sait maintenant à coup sûr qu’elle menace la survie de l’humanité sur la planète. Alors, et alors seulement : il n’y a pas d’alternative. C’est la force ou nous.
En finir avec l’« écologie » (pour un écolocide ?)
Parler d’écocide n’était pas encore assez. Car après tout l’habitat (l’éco, l’oïkos) ne vaut pas pour lui-même, mais plutôt pour ceux qui l’habitent (les humains, les anthropoï). Que la planète finisse en désert brûlant ou dans une atmosphère saturée en vapeurs d’ammoniac ou n’importe quoi d’autre, ça ne lui cause aucun problème en tant que planète. À nous, pas tout à fait. C’est pourquoi « écocide » n’est pas la catégorie la meilleure pour nommer ce qui est en train de se profiler : « anthropocide », bien davantage. On voit mieux de quoi il s’agit.
Le souci « de la planète », souci que s’est découvert tardivement la classe qui n’avait pas de souci, a toujours trahi ses origines sociales - telles que, jusqu’à présent, elle n’avait rien trouvé à redire à la destruction de la classe ouvrière. À l’évidence, ça n’était pas un motif suffisant ni pour s’inquiéter ni encore moins pour incriminer le capitalisme.
Mais la canicule et la suffocation n’ont pas le discernement de ne concerner que les pauvres, et la donne commence à changer. La bourgeoisie urbaine qui prend l’avion pour le week-end et se fait livrer en Deliveroo sans un battement de cils, voit ses rosiers secondaires cramer, sa marmaille congestionnée de bronchiolite, et son effroi grandir à la lecture de la titraille du Monde qui, rapports du GIEC à l’appui, l’informe régulièrement que « bientôt il sera trop tard ». Ce qui du reste est tout à fait exact, même pour elle. Alors, affreuse brutalité de la vie, les sans-souci se découvrent d’un coup le souci d’être au nombre des anthropoï concernés par l’anthropocide.
Ça n’est pourtant pas encore assez pour leur faire dire « capitalisme ». Il est vrai que leurs penseurs préférés le leur déconseillent. Aux dernières nouvelles, Bruno Latour, soutien avisé de Yannick Jadot, dont la bonne tête de sauveur de la planète ne saurait mentir, persiste à considérer que le capitalisme n’existe pas vraiment, en tout cas que « la question du climat ne se dissout pas facilement dans l’anticapitalisme ». En réalité elle s’y dissout tellement qu’elle y disparaît complètement, au point même qu’il faudrait cesser de parler d’écologie.
L’écologie, comme question séparée, avec son ministère à elle, ses politiques publiques à elle, et ses partis écologistes à elle, l’écologie avec ses mots ineptes et caractéristiques : « vert », « transition », « durable », devra bientôt être regardée comme la borne-témoin d’une époque qui n’avait pas encore compris. Au point où nous en sommes, nous sauver de l’écocide commencera peut-être bien par un écolocide — pas d’inquiétude : juste l’« écologie »… Il n’y a pas « un sujet avec l’écologie » comme diraient les chaussures pointues : il y a l’humanité face à son destin.
Aux mains des cinglés
On comprend que tout soit fait pour écarter cette vilaine pensée. En commençant par la promesse du nettoyage capitaliste des petites salissures capitalistes. Le détraquement de la planète était un effet collatéral. Voilà que sous couleur de « réparer », ce mot si caractéristique d’une période qui bousille mais ne veut rien changer, sous couleur de réparer, donc, le système-terre change de statut : d’extérieur où s’enregistraient quelques regrettables bavures, il devient l’objet même de l’intervention directe des humains — en fait de quelques humains, mais complètement tarés, et à qui tous les pouvoirs démiurgiques sont remis au nom d’une fantasmagorie technique. Or, la régulation géoclimatique d’ensemble est un système homéostatique d’une échelle et d’une complexité telles que l’ingénierie « par parties » est certaine de n’avoir aucune maîtrise de ses propres conséquences. Pour ne pas dire : certaine de déclencher par propagations ou rétroactions successives d’incalculables catastrophes
Qui peut sans rire prétendre savoir comment finira le projet de « fertiliser les océans avec du fer ou de l’urée pour favoriser la croissance du phytoplancton, grand consommateur de dioxyde de carbone » ( [1]) ? Ou de « fabriquer de toutes pièces des micro-organismes n’ayant jamais existé pour leur faire absorber de l’essence, du plastique ou les rendre capables d’absorber des marées noires » ( [2] ? Stéphane Foucart rapporte les pensées atterrées d’un physicien de l’atmosphère à qui l’on soumet la brillante idée de disperser dans le ciel des nanoparticules soufrées, susceptible de modérer le rayonnement solaire. Le ciel pourrait y perdre « son bleu profond pour devenir blanchâtre ». Mais après tout, si c’est le prix à payer pour continuer à créer de la valeur ? Bleu, c’est juste une question d’habitude et, les habitudes, ça se change. Si on est agile.
À sa manière bien à lui, entre ravissement et illumination, Macron nous informe de ces derniers enthousiasmes : « Parce que les start-ups ont un rôle à jouer dans la transition écologique, fixons-nous un autre objectif : 25 licornes vertes d’ici 2030 » — le plus terrible de la période est sans doute de se trouver ainsi livrés aux mains de fous. Le mélange de psychopathologie et de substances additionnelles n’est pourtant ici que la pointe la plus avancée d’une croyance autrement partagée, où viennent s’accrocher tous les intérêts et tous les espoirs de prolonger le bastringue qui a encore un paquet d’euros à rendre.
Les décrocheurs
Alors tout y passe, du plus grotesque au plus spécieux. Au rayon du grotesque : l’« écologie des petits gestes », l’« écologie des solutions », l’« écologie du quotidien » — l’« écologie » de Pannier-Runacher (cheffe de rayon). Que les petits gestes ne fassent rien à la grosse catastrophe, l’idée commence à germer chez ceux-là mêmes qui, triant scrupuleusement leurs déchets, n’en voient pas moins s’approfondir le désastre, et finissent par se dire que, bac jaune, bac vert, le compte n’y sera pas tout à fait. Encore un peu de temps et ils se rendront à l’idée suivante que, non seulement les « petits gestes » n’aident pas trop la planète, mais au contraire aident à ce que la porcherie capitaliste continue de la détruire, comme toujours quand les diversions permettent d’oublier l’essentiel et que le secondaire laisse les coudées encore plus franches au principal : « pendant que ces imbéciles ont le nez dans leurs bacs, songeons tranquillement à nos prochains modèles de voitures encore plus remplies de circuits intégrés que les précédentes ».
L’« écologie du grotesque » promettant d’arriver bientôt à ses limites, les entreprises se cherchent déjà un tourne-disque de rechange, et avec d’autant plus de fébrilité qu’elles voient leurs diplômés chéris gagnés par l’inquiétude de devenir des collaborateurs du saccage, et tentés de prendre la tangente. Sans surprise, la sociologie des journalistes s’exprimant dans les affinités spontanées avec les objets de leur choix, les médias font grand cas de ces désertions fracassantes : Agro, Sciences-Po, Polytechnique même. La caricature sociologique mise à part, il y a plutôt de quoi se réjouir : un système auquel ses élites mêmes commencent à ne plus croire, est plus proche de la ruine que de l’apothéose.
En tout cas, raccrocher les wagonnets qui se mettent à dérailler devient une urgence pour le capital-RH. Alors on leur raconte une histoire, essentiellement : « les rails, c’est la belle aventure », et même « le vrai courage ». Arrêt sur images consacre une émission à « La révolte écolo dans les grandes écoles ». Aucune des associations les plus articulées d’étudiants défecteurs, comme Les Infiltrés ou X-Alt, n’y est représentée, mais peu importe.
Pour le bon équilibre du plateau, on a fait venir une chaussure pointue — mais c’est aussi un sans cravate, un humaniste donc. Il comprend les choix, les respecte. Mais tout de même : qu’est-ce que c’est que cette affaire de déserteurs ? Au moment où il nous faudrait des guerriers « qui s’engagent et qui combattent : contre le réchauffement climatique et pour faire de la biodiversité (sic) ». Déserteurs/ combattants : il faut n’avoir aucun compas moral pour hésiter sur le camp à choisir.
Le directeur d’HEC, qui a vu venir avec angoisse un esclandre décroissant et enrayé préventivement tout dérapage, confirme : « Je ne suis pas sûr que l’on aurait laissé un étudiant appeler à la désertion lors de la cérémonie de la remise des diplômes » (il aurait fait beau voir), avant d’invoquer « l’ADN entrepreneurial de l’école : face à des défis, on ne baisse pas les bras, on trouve des solutions », citation totale, à laquelle ne manque pas un seul de ces mots imbéciles, ADN, entrepreneurial, défi, solution, qui ont si bien fait leurs preuves jusqu’à présent, et qu’on devrait retrouver dans un cartel d’un musée du futur. Si bien sûr il y a un futur.
Il n’y en aura un qu’à couler pour de bon ce dernier rafiot, à quoi même certains étudiants, en fait la plupart, se raccrochent encore, effrayés de leur propre mouvement de rupture quand rien dans leurs trajectoires sociales ne les avait disposés à rompre. Le capital-RH a bien saisi le point de faiblesse qui, à ces candidats à la transition existentielle, vient servir « sa » transition à lui, la transition frelatée, la « transition écologique », celle pour laquelle la chaussure pointue sans cravate d’Arrêt sur images conseille les PME depuis sa firme d’investissement — « responsable », ça va sans dire. « Participez à la grande aventure, venez changer le monde de l’intérieur », glapit le prospectus RH verdi. Car bien sûr, les mondes n’ont-ils pas de tout temps fait la démonstration qu’ils se changeaient eux-mêmes de l’intérieur ? La monarchie en 1789 ? Changée de l’intérieur. Le tsarisme en 1917 ? Changé de l’intérieur. L’esclavagisme ? Aboli depuis les plantations.
Juste sorti de la grande école, encore maigrelet et tout mouillé, le jeune diplômé est donc invité à rejoindre l’entreprise capitaliste pour la changer de l’intérieur. Avec 15 niveaux hiérarchiques au-dessus de la tête, mille-feuille de sous-chefferies en lutte sauvage pour gagner un échelon, occupées toutes à plaire à la chefferie supérieure, elle-même occupée à plaire aux actionnaires, ses propositions de renoncer aux innovations trop destructrices, de désinvestir des énergies fossiles ou de quitter les pays où se pratique le colonialisme extractiviste, sont appelées à de grands succès. Comme Emmanuel Faber, pourtant PDG de Danone, donc mieux placé a priori que la recrue de 25 ans, qui, lui aussi, voulait « changer les choses de l’intérieur » — et nous a gratifiés d’une splendide réussite. Car sitôt le cours de Bourse a-t-il eu un coup de mou, Faber était dehors, visiblement sans avoir compris grand-chose. Dans « SARL » qui, convenablement relue est en train de devenir le statut général de l’entreprise capitaliste, il faut entendre que la Responsabilité Limitée, c’est la RSE. Limitée à quoi ? Limitée à l’intégrité du profit pour l’actionnaire — mais SA-RSE-L-APA, c’est imprononçable, n’en parlons plus et regardons plutôt les défis à venir.
TINA ! (Retour à l’envoyeur)
Ne pas en parler, et « regarder ailleurs », comme on sait c’est le thème d’un film d’assez grand retentissement. Normalement une fiction, mais à laquelle des personnes réelles mettent un soin étonnant à donner des prolongements réels — « Don’t look up en VF », commente David Dufresne devant la vidéo d’Apolline de Malherbes (décidément les fins de règne n’omettent pas une case à cocher) interrogeant Sasha, jeune activiste climatique qui a eu le toupet de bloquer un péage. Mais enfin est-ce que Sasha y pense : et la liberté d’aller et venir (au travail) ? Et le mécontentement des automobilistes ? Ici le BFM de Patrick Drahi indique très précisément jusqu’où on peut envisager de « tout changer (de l’intérieur) ». Quand elle découvrira dans quelles proportions il va falloir rembobiner, redoutons qu’Apolline ne nous fasse une syncope.
Il ne faut pas trois jours pour que déboule une autre vidéo sur les réseaux sociaux : une tornade de sable d’une brutalité inouïe balaye une plage de Normandie, tue une personne, en blesse des dizaines. C’est à Deauville, et c’est comme une allégorie, mêlée de némésis : là où s’adonne un « mode de vie » bien décidé à ne renoncer à aucune de ses jouissances, ses conséquences pourtant lui reviennent en pleine face, méconnaissables bien sûr car la chaîne de médiation entre le shopping et un phénomène climatique est beaucoup trop étirée pour que les chandails entrevoient le moindre rapport de cause à effet.
L’halluciné aux licornes vertes, les chaussures pointues et les chandails : la grande armée du déni stupide, de la cécité intéressée et des atermoiements. Grande armée pas si grande en fait, car ils sont finalement assez peu nombreux, s’ils ont la main sur tout. En face une autre armée commence à grossir, rejointe par des « troupes » qui tournent le dos à leur camp naturel, mais surtout par d’autres qui n’en peuvent simplement plus de la manière dont on les traite : serveurs, soignants, profs, cheminots, et ont d’emblée beaucoup moins à rembobiner qu’Apolline.
C’est une course de vitesse car la planète ne nous laisse qu’un temps compté. Alors que ses limites — dont il faut rappeler la définition : ce sont des seuils anthropocides —, alors que ses limites, donc, sont allègrement franchies les unes après les autres, la course de vitesse n’a qu’un enjeu : l’acquisition collective de l’idée avant « qu’il soit trop tard » comme dirait Le Monde, mais pour de bon.
L’idée qui est si énorme que tout incite d’abord à la repousser — alors qu’il va falloir s’y rendre. L’idée qu’il n’y a plus d’alternative. Écrasante responsabilité intellectuelle des intellectuels du ravaudage, qui, au lieu d’aider à ce que les cheminements de pensée se fassent, soutiennent que « l’imaginaire révolutionnaire prétend abattre un système et le remplacer par un autre, alors qu’il s’agit de revenir sur des multitudes de décisions concernant nos façons de nous déplacer, de nous habiller ». Voilà : laissons à peu près tout intact mais délibérons pour ressemeler plus longtemps nos chaussures et tout se passera bien.
Non, tout ne se passera pas bien. Une force, le capitalisme, qui a pour concept l’indéfini de l’accumulation de valeur, donc pour essence d’ignorer toute limite, ne va pas s’inventer une limite « de l’intérieur ». Quand il est au surplus avéré que c’est une force de destruction, on doit pouvoir parvenir à des conclusions logiques simples, et de la logique simple du tiers-exclu : la force de la destruction, ou bien la destruction de la force. Le capitalisme est écocide, c’est-à-dire anthropocide. Pour qu’il n’y ait pas anthropocide, ce sera donc : capitalocide. Il n’y a pas d’alternative.
Notes :
[1] Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, La Découverte2021.
[2] Hélène Tordjman, op. cit.