On ne sort pas tous les quatre matins. Donc, quand on sort, autant que ce soit une bonne fois. Un petit stratège macroniste verrait sans doute l’avantage pour son maître de l’agitation présente : ils sortent maintenant, ils ne ressortiront pas de sitôt — par exemple dans trois mois pour les retraites.
D’un certain point de vue, la grève salariale, en tant que telle, est la plus fade des grèves — trade-unioniste dirait Lénine. On se met en grève, on obtient tant de pourcents, on retourne à la mine. La grève salariale est le point de confort suprême du syndicalo-syndicalisme, exercice institutionnel revendicatif type qui, par définition, ne touche à rien puisque, revendiquant dans le cadre, il reconnaît de fait le cadre — donc ne charrie aucun projet de le renverser.
Mais il faudrait une singulière arrogance de clerc marxiste-léniniste pour s’en tenir-là quand tant de gens sont en train de tomber dans la misère, la pénurie, le froid, et que le pouvoir d’achat, avant même d’être une « revendication », est une urgence quasi vitale. On se souvient des « gilets jaunes » et de cette lumière crue qui était tombée (enfin) sur les conditions d’existence d’une partie considérable de la population, hors d’état parfois de faire plus d’un repas tous les deux jours. C’était en 2018 et on imagine les mêmes aujourd’hui. On est bien contents qu’il y ait des syndicalistes pour s’occuper des salaires.
Il faut pourtant peut-être garder quelque chose du point de vue du clerc, fut-ce simplement pour que le petit stratège marconiste l’ait bien profond, mais aussi, en fait surtout, parce que tout se tient. Et qu’il n’y a aucune difficulté, tirant sur le fil du pouvoir d’achat, à faire venir tout le reste avec.
Hormis la frange supérieure des porcs façon Pouyanné Arnault, et la classe nuisible qui les soutient, classe des wannabes, startupers, chaussures pointues du privé comme du public, entrepreneurs réels ou imaginaires, bourgeois vieux, éditorialistes surpayés, admis à la grande table mais juste au bord pour ouvrir le bec et attraper quelques bas morceaux qu’on leur jette, hormis ces 10 % qui tiennent symboliquement et électoralement le pays, le reste de la population n’en peut plus, ni monétairement, ni — c’est ça le point important — d’aucune autre manière. Car le macronisme détruit la vie des gens de toutes les manières.
Avec le concours mouillé de tout ce que le système médiatique compte de porte-coton, Macron s’est longuement épanché et fait connaître ses méditations : suis-je vraiment Jupiter ? Ne suis-je pas plutôt Vulcain ? On verrait pareilles scènes à la télé nord-coréenne, on n’en croirait pas ses yeux. Mais c’est en France, et c’est la journaliste intransigeante Caroline Roux qui donne la réplique. La vérité est, qu’à laisser le choix des affiliations latines, il aurait plutôt fallu proposer : Néron ou Caligula ? La vérité est que la ruine est partout et, qu’ayant vendu de la startup nation aux électeurs, il a tiers-mondisé le pays.
On a beaucoup discuté ces dernières années de la « France périphérique ». L’appellation est tout à fait pertinente, mais elle a fait l’objet d’un terrible malentendu. Il fallait l’entendre, non pas au sens du « périurbain », mais de l’économie politique internationale. Périphérique : pays occupant des positions intermédiaires dans la division internationale du travail, cultivant un avantage compétitif par la compression des coûts, aux infrastructures sociales peu développées. Encore cette définition s’applique-t-elle le plus souvent à des pays qu’on dit aussi « émergents », alors que dans le cas de la périphérisation macroniste il faut inverser la direction du mouvement.
Plutôt Néron donc :
• À Strasbourg, le CROUS ouvre un concours aux étudiants : deux mois de repas gratuits pour les gagnants.
• À Strasbourg, l’université va prolonger de deux semaines les vacances de fin d’année. Il fait froid à Strasbourg. L’université n’a plus les moyens de chauffer.
• Remontée significative du taux de mortalité infantile en France.
• Le système de santé au bord de l’écroulement. La fermeture des lits continue pendant et après le Covid. Le ministre Braun répond : on ferme des lits parce qu’il n’y a plus assez de personnel. Ministre, le personnel s’en va parce qu’on a fermé les lits — et que c’est intenable.
• L’éducation nationale au bord de l’écroulement. Les profs écœurés quittent le métier parce que tout a été fait pour le leur rendre odieux et le leur faire quitter. Job dating.
• Les instits, ceux des écoles primaires, qui, comme les soignants, tiennent leur métier pour « le plus beau des métiers », quittent « le plus beau des métiers » [1], vocations dévastées par la destruction de leurs conditions de travail. Une directrice se suicide. L’institution néomanagérialisée jusqu’au trognon, aux mains des would-be chaussures pointues, devenue inhumaine.
• Attention, primaires et maternelles, on vous enviait dans le monde entier, comme le système de santé. Attention, même chemin…
• Les Ehpads — ah les Ehpads… La promesse d’Orpéa : Ouverture, Respect, Présence, Écoute, Accueil.
• Les nouveau-nés, les malades, les écoliers, les lycéens, une classe qui se tient sage, les étudiants, les vieux. Néron : « Nous avons accompagné les plus fragiles ».
• Les chômeurs aussi : bien accompagnés. Avec une réforme de l’Unedic qualifiée de « tuerie » jusque par l’homme dont on dit parfois que, si l’esclavage était rétabli, il négocierait la longueur des chaînes.
• Les conducteurs — de cars, de trains, de métro — envolés : conditions de travail insupportables.
• La compétence technologique nucléaire de l’électricien français : détruite.
• Les SDIS, effectifs de pompiers sacrifiés, réduction des moyens financiers, Canadairs en voie de déglingue. Bonne idée pendant le changement climatique.
• L’Office national des forêts : détruit. Bonne idée pendant le changement climatique. La directrice de la destructi : nommée par Néron.
• La Bibliothèque nationale de France : en cours de destruction. La directrice de la destruction : reconduite par Néron.
• Le Centre National du Cinéma : en cours de destruction. Le directeur de la destruction : nommé par Néron.
• Si les salles de cinéma sont vides, reconvertissons-les en salles d’e-sport. Néron, visiblement très excité le jour où il a cette idée de génie.
• Les piscines tournent glaciales. De toutes façons il n’y a plus de maîtres-nageurs — partis, plus recrutés. Remises au privé. (Anecdotiques les piscines ? Mais les « petites choses » comptent : elles mesurent la profondeur de la destruction.)
• On meurt au voisinage des vignes. Pesticides. Glyphosate maintenu.
• On jure la planète great again, qu’on a l’écologie au cœur, qu’on va planifier même. Un décret défait les « zones de protection fortes » : feu vert pour la destruction des fonds marins. Bonne idée pendant l’écocide.
• Un sous-ministre de Néron s’oppose à Bruxelles à l’interdiction des méthodes de pêche les plus agressives (la senne demersale) [2] : feu vert pour la destruction des fonds marins. Bonne idée pendant l’écocide.
• Etc., on n’en finirait pas.
• Et pendant ce temps : les porcs, les jets.
• Et la police.
En 1995 à la Gare de Lyon, Bourdieu prend la parole, explique que dans la réforme Juppé des régimes spéciaux, il y va d’un enjeu de civilisation. Joffrin, Minc, Colombani, Plenel, Julliard, Rosanvallon lui rient au nez. Bourdieu lui-même avoue s’être demandé s’il n’a pas poussé le bouchon un peu loin. Trente ans plus tard, pourtant, tout est confirmé.
Un ensemble, qu’on appelle « néolibéralisme », qui n’a pas commencé avec Macron mais que Macron a poussé à des sommets sans précédent, détruit tout. Les salariés, les fonctionnaires, les vocations, les services publics, l’amour du service public, l’amour des métiers, les structures sociales, toutes les formes d’organisation collective qui n’ont pas été jetées au capital et au marché, les mers, l’espace, la terre, l’air à respirer, l’eau à boire, la planète. Néron, fier de son incendie, contemple son œuvre. Envisage la suite : les retraites. « Ce qui se joue, c’est mon autorité ».
Il faut sortir pour le pouvoir d’achat, c’est une évidence criante. Mais il faut sortir aussi pour tout ça. Une bonne fois.
Notes
[1] Merci Ludivine Bantigny
[2] Merci à Claire Nouvian pour ces deux fils