Appelé à élire ses nouveaux députés à la nouvelle Assemblée des représentants du peuple (ARP), le peuple tunisien a boudé les urnes, en désertant massivement le scrutin avec une participation quasi nulle de 8.8%, soit, une abstention de 91,2% à la fermeture des bureaux de vote, le soir du 17 décembre 2022.
Menées tambour battant, depuis le coup de force de Kaïs Saied du 25 juillet 2021, les élections ont tourné court. Seuls 803 638 votant-e- s (66% hommes, 34% femmes, à peine 5, 8% de jeunes de 18 à 25 ans et 26.7% de 26-60 ans) ont choisi de voter. L’échec était annoncé et la déconfiture fut cuisante. Ce taux à nul autre équivalent dans le monde est en vérité le résultat logique et prévisible d’un processus conduit de bout en bout par le pouvoir d’un seul, sans droit ou légitimité, contre les institutions démocratiques de l’Etat au prétexte de la nécessité.
Rien depuis n’a été épargné à une Tunisie exsangue et à un peuple frappé du deuil de ses 22000 morts au soir du coup d’Etat du 25 juillet 2021: ni la rhétorique complotiste, ni le culte de soi de « l’homme-peuple », ni le pathos sur l’égalité formelle et l’équité substantielle en direction des Tunisiennes, ni l’outrance sur la vraie et fausse démocratie, ni les falsifications de l’histoire et l’artifice des guerres de mémoires, ni les ambiguïtés sur « l’islam sa religion », ni le rejet du droit à l’égalité des femmes à l’héritage, ni la mise en scène de la pauvreté des femmes rurales, ni la haine des élites et des féministes, ni la violence du verbe, ni le silence complice sur la pandémie du COVID-19.
Toutes les affres se sont conjuguées pour aboutir au naufrage : le blocage du serment, la non promulgation de loi sur la cour constitutionnelle, l’usage abusif de l’article 80 de la constitution sur l’état d’exception, la révocation du gouvernement et de son chef, le gel puis la dissolution de l’Assemblée élue des représentant-e-s du peuple, la levée de l’immunité parlementaire, la dissolution intempestive de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUC), les assignations à résidence surveillée, le décret 2021-117 relatif à l’innomée petite constitution sur les pouvoirs d’exception, la dissolution de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois ( ISPCCL), l’interdiction du recours pour excès de pouvoirs contre les décrets-lois, la dissolution orchestrée du Conseil supérieur de la magistratures (CSM), la révocation des magistrat-e-s jeté-e-s en pâture à la vindicte populaire, la non-exécution des sursis à exécution juridictionnel.
Aucun effort n’a été ménagé pour mettre le pays dos au mur : passer outre les avertissements, subtiliser les institutions démocratiques, dont la constitution pour laquelle les martyrs ont versé leur sang, passer en force à la Nouvelle République fantasmée, constitutionnaliser par un tour de passe-passe et volte-face « maqassid al charia », s’arroger le statut incarné du chef- suprême-inspiré-et-bien-guidé placé au-dessus des lois. Qui ne se souvient du fiasco de la consultation électronique qui n’a recueilli que 500 000 voix, malgré son ouverture aux jeunes de 16 ans (soit à peine 4,4% du total de la population), du signal envoyé par la faible participation des femmes (à peine plus de 30% des inscrit·es), de la défection de la Commission nationale consultative pour une Nouvelle République de ses principaux protagonistes, du camouflet des 70% de non-participation au référendum constitutionnel.
Rien de ces rendez-vous ratés, dont on a ignoré les messages et les leçons, n’a arrêté la marche forcée vers une Assemblée parlementaire plus proche d’une chambre d’enregistrement et d’un lieu de la fragmentation communautaire de la souveraineté, que de la représentation de l’intérêt général de la Nation, de la citoyenneté et de ce qui fait sens de société ». Le scrutin uninominal et individuel à deux tours, les revirements sur la parité de candidatures, le fractionnement des circonscriptions électorales à l’échelle des délégations territoriales, l’éviction délibérée des partis politiques de la compétition, l’arrogante mise à l’écart des binationaux, la réduction de la parité entre les femmes et les hommes au parrainage des candidat-e-s, le chiffre immodéré des 400 parrainages, l’excentricité des campagnes individuelles, la privatisation du financement, tout cela a anéanti l’espoir et mené droit vers la vacance des sièges et l’abstention.
Comment dans ces conditions ne pas s’attendre à ce que le peuple tunisien résilient pourtant, mais fatiguée par les promesses trahies de bien-être économique et social, les surenchères sur la lutte contre la corruption, la prétendue maîtrise des prix des denrées, les négociations stériles avec le FMI, les finances publiques au plus bas, les descentes punitives contre les entreprises, les solutions arrêtées au défis des partenaires sociaux, les visites inopinées bien planifiées, les harangues à partir des locaux du ministère de l’intérieur, les fausses annonces sur la restitution de l’argent volé, les chimères de l’appât de la conciliation pénale, les bains de foule d’un chef toujours en campagne, les guerres de clans et de sérail autour du pouvoir, la féroce répression des jeunes et des personnes discriminées par la pauvreté et les statuts minorés, se détourne en masse d’un scrutin en trompe-l’œil. Comment ne pas s’y attendre ?
Est-ce prendre les peuples pour ce qu’ils ne sont pas, des figurines dont on peut se jouer? Est-ce donc un non-événement tel qu’il expliquerait le silence dans lequel se barricadent et se terrent les responsables ? Est-ce plutôt leur cécité ? N’a-t-on pas conscience de la régression du pays, de la misère qui plane et assombrit l’horizon, du désarroi d’un peuple mal gouverné, livré à la volonté impérieuse et au diktat d’un seul ?
Si le taux de 91.2% d’abstention n’est pas une sanction, de quoi donc est-il le nom ?