Pourquoi est-il admis que « nous devons subir » les impératifs de la cruauté ?

La pratique de la cruauté est devenue le mode habituel de gestion gouvernementale. Déconstruire l’obéissance sociale hypnotique devient l’action politique centrale qui décidera du sort de la démocratie.

« Vive la liberté, bordel », la harangue que prononce habituellement l’actuel président, fonctionne comme un impératif anarchique qui produit, paradoxalement, un malaise dérégulé et généralisé dans la société qui n’a rien à voir avec la liberté. Si tout est permis aux puissants, rien n’est permis aux plus faibles.

Bref, c’est un impératif qui se traduit par « débrouille toi tout seul bordel », qui tend à la désintégration de l’ordre communautaire et à la disparition de la solidarité. Dans le gouvernement du président Milei, la pratique de la cruauté sans honte ni culpabilité est devenue la manière normale de gérer.

Une voix pulsionnelle non dialectisable affirme et impose à la société « Il faut souffrir », menace et ne s’apitoie pas sur les malades sans médicaments, les locataires sans toit sûr ou les handicapés sans aide sociale.

Chaque dynamique s’articule avec un contenu idéologique qui justifie l’hostilité, par exemple : pour mettre fin à la corruption de l’État, il faut souffrir, affirme sans aucun remords le président.

La voix sadique qui dit « Il faut souffrir » devient un impératif hégémonique qui conduit au sacrifice et au suicide social, théorisé par Freud comme un masochisme moral.

Le masochisme moral est enraciné dans le surmoi et consiste en une satisfaction dans l’auto-punition et la souffrance. Chaque mouvement implique une logique économique silencieuse qui s’articule à une composante idéationnelle : nous devons mettre fin à une caste politique prétendument corrompue qui, depuis des années, nous vole et garde « ce qui nous appartient ».

Ce qui compte, c’est la vengeance, la punition de la caste politique corrompue, mais, en fin de compte, il s’agit fondamentalement d’auto-punition. L’agression est introjectée, intériorisée, renvoyée à son point de départ ; C’est-à-dire : se tourner vers sa propre personne. Là, elle est captée par une partie du moi, qui s’oppose au reste comme surmoi et alors, comme « conscience morale », exerce contre le moi la même sévérité agressive que le moi aurait volontiers satisfaite chez d’autres individus.

Un secteur important, en perte de droits et en déclin dans son mode de vie, répète comme un karma le commandement « il faut souffrir », « il fallait », « il fallait faire quelque chose », « la patrie exige des sacrifices ». Quel est le degré d’obéissance à un impératif moral, sacrificiel et masochiste que la société peut supporter ? Ou, en d’autres termes, quelle quantité de souffrance un corps social est-il capable de tolérer ?

Il est très utile de rappeler l’expérience de psychologie sociale menée par Stanley Milgram à l’Université de Yale pour comprendre l’acceptation résignée de la souffrance par une bonne partie de la société.

L’expérience de Milgram a été publiée dans le « Journal of Abnormal and Social Psychology (1963) » sous le titre « Obedience Behaviour Study ». Le but du test était de mesurer le niveau d’obéissance aux ordres d’une autorité, dans un contexte où ces ordres entraient en conflit avec la conscience personnelle.

Stanley Milgram, suite à l’holocauste provoqué par les nazis, a commencé à s’interroger sur l’obéissance à l’autorité et à se demander si un sujet serait capable de torturer et d’assassiner en obéissant aux ordres.

Le psychologue étasunien a conçu une expérience : on a dit à des volontaires qu’ils allaient participer à un essai lié à l’étude de la mémoire et de l’apprentissage, alors qu’en réalité il s’agissait d’une enquête sur l’obéissance à l’autorité.

Le test consistait pour le participant à délivrer des décharges électriques supposées douloureuses à un autre sujet, qui était un acteur qui simulait leur réception. La douleur devait être infligée à un citoyen simplement parce qu’elle était requise pour une expérience scientifique. La plupart des participants ont continué à choquer malgré les supplications de l’acteur de ne pas le faire.

Au-delà de quelques différences individuelles, les résultats ont montré que des personnes « normales » des deux sexes, d’âges, de professions, d’idéologies et de classes sociales différents, obéissaient docilement aux instructions de l’expérimentateur, étant capables de se comporter avec cruauté. L’expérience a montré que seulement 35 % refusaient d’administrer les chocs les plus élevés.

Milgram est arrivé à deux conclusions :


• Lorsque le sujet se trouve face à l’autorité et obéit à ses diktats, le discernement rationnel cesse de fonctionner

• et une abdication de responsabilité se produit.

Les gens ont appris que lorsque les experts leur disent que quelque chose est juste, c’est probablement le cas, même si cela ne semble pas être le cas. Le principe d’autorité n’est presque jamais remis en question. De la psychanalyse, nous pouvons ajouter à l’expérience de Milgram que l’ordre du surmoi implique une pure obéissance à la voix.

Pascal-Quignard, dans « La Haine de la musique », soutient que le mot « obéir » vient du latin et signifie « savoir écouter »… oboedesceres, qui serait composé avec l’élément - screre (comme dans souffrir et devenir fou) sur le verbe oboedire, composé avec ob et audire.

Quignard dit : « Je le résume dans la formule : les oreilles n’ont pas de paupières ». L’audition, l’audientia, est une obaudientia, donc une obéissance. L’obéissance a donc un lien essentiel avec la voix qui exige la soumission et le respect.

Freud a prévenu qu’une puissante composante libidinale opère dans le lien entre la foule et le leader, qui combine le renoncement à toute initiative personnelle et la « soumission humiliée ».

Déconstruire et dialectiser l’obéissance sociale hypnotique envers la « voix de commandement » qui traverse la culture et crie « Nous devons souffrir » devient l’action politique centrale qui décidera du destin de la démocratie.

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