« Il n’y a pas de différences substantielles entre la manière de regarder la télévision ou l’autel d’une église. » Víctor Hugo Morales [1]
Dans le but de configurer la pensée et de coloniser la subjectivité, les médias concentrés utilisent de manière irresponsable et sans scrupule une manipulation de l’opinion publique, en introduisant croyances et préjugés.
Walter Benjamin a affirmé, dans l’un de ses fragments écrits en 1921, que le capitalisme est une religion. Cette définition étonnamment d’actualité anticipe ce que nous pouvons appeler une nouvelle religion soutenue par la foi aveugle en les médias.
Croire aux messages communicationnels imposés par les médias concentrés est beaucoup plus efficace que n’importe quelle religion. La visite du pape François au Chili et au Pérou montre que de nombreux catholiques, au lieu d’agir avec fidélité envers le chef de l’Église, le questionnent en répétant l’histoire de Clarín.
À mesure que les médias ont grandi, ils ont occupé la place de l’idéal, en construisant et nourrissant chaque jour une culture de masse qui croit avec une conviction inébranlable aux messages qu’ils émettent, ce qui constitue un acte de foi et de soumission à ce que l’on présente comme une nouvelle religion.
La masse, en tant qu’hypnose collective, constitue le paradigme social du néolibéralisme
Freud, à ses débuts, commença à travailler avec la méthode hypnotique, avertissant de bonne heure du type d’influence exercée par la présence et la parole de l’hypnotiseur. Le patient faisait de l’autosuggestion, il était convaincu du pouvoir du médecin, il devenait obéissant et soumis, ce qui entraînait une guérison temporaire au cours de laquelle les symptômes disparaissaient avant de revenir.
C’est l’une des principales raisons pour lesquelles le médecin viennois a définitivement abandonné cette méthode : engagé dans la recherche de la vérité, il ne s’agissait pas de suggérer et d’obtenir de faux traitements de cette manière.
Des années plus tard, alors que la théorie psychanalytique était déjà bien avancée, Freud pouvait démontrer que la masse possédait un mécanisme de formation identique à celui de l’hypnose. Dans les deux cas, le fait de situer l’hypnotiseur ou le chef à la place de l’idéal entraînait un état de fascination, une croyance en son autorité et une obéissance aux ordres qu’il énonçait, qu’ils soient compréhensibles ou rationnels ou non : les messages reçus fonctionnaient comme une force qui les conduisait à obéir inconditionnellement.
Freud put vérifier que la masse était fondée sur un lien de type libidinal aimant, ce qui donnait lieu au meilleur système social pour nourrir la suggestion, l’obéissance collective et installer une série de constructions idéatives qui allaient en être la base : les croyances.
La croyance
Une façon de définir la subjectivité consiste à la considérer comme un système social de croyances partagées. Les croyances ne constituent pas une chose exclusivement mentale ou intime, mais elles se « saisissent » de la subjectivité, elles sont mises en jeu dans une réalité sociale effective, dans des actes et des choix, pour devenir finalement l’enveloppe formelle de répétitions rituelles. Elles impliquent des modes de satisfaction qui acquièrent une fixation, raison pour laquelle elles agissent comme des pierres très difficiles à enlever.
Freud a étudié le phénomène de la croyance dans plusieurs de ses articles. Dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), il analysa la foi religieuse en montrant que le croyant laisse de côté la rationalité et que, bien qu’il puisse saisir l’irréalité de sa croyance, il y adhère et la considère comme une vérité absolue.
Il fait référence à la paraphrase de Tertulien : credo quia absurdum, (j’y crois parce que c’est absurde) pour justifier que, même si les dogmes religieux ne sont pas démontrables, ils ont une valeur de vérité qui n’est pas fondée sur la rationalité ou la compréhension, et les rend irréfutables.
Essayer de convaincre le croyant en utilisant une logique ou une démonstration rationnelle produira un sentiment d’impuissance semblable à celle de parler à un mur. En bref, les croyances ne sont pas fondées sur des erreurs de compréhension ou d’apprentissage, mais constituent un système d’illusions qui donne un sens, une stabilité et auxquelles le sujet s’accrochera avec une conviction inébranlable.
La thèse de Freud dans L’avenir d’une illusion est que les croyances religieuses sont fondées sur le désir d’un père, reflétant un besoin de protection et d’autorité rendant supportable l’impuissance humaine. Ce désir est typique de toutes sortes de croyances, au-delà du niveau religieux.
Les croyances organisent et soutiennent la vie en fonctionnant comme une matrice pour l’interpréter, conditionnent les perceptions en agissant comme des préjugés indestructibles capables d’éviter la preuve qu’on leur y opposera : d’abord on y croit, ensuite on le voit. Le sujet, de manière conservatrice, a tendance à s’accrocher à ses croyances, ne veut pas y renoncer, même s’il peut reconnaître l’irrationalité de ses arguments : il nie et dément une partie de la réalité, comme s’il disait « je sais, mais quand même... ».
L’entêtement exprimé par le fait de s’accrocher à ses croyances s’articule avec la passion de l’ignorance qui consiste en une inertie conservatrice vis-à-vis de l’établi, une satisfaction de ne pas vouloir écouter, voir ou savoir. De plus en plus fréquemment, nous trouvons des individus qui préfèrent ne pas savoir et sont satisfaits, dans leur ignorance, du mal de la banalité.
Nous ne faisons pas référence ici à l’éducation formelle, qui ne garantit pas en revanche l’absence de cette passion, mais bien à un désir de ne pas vouloir savoir, soutenu, d’une part, par le confort homéostatique et inertiel caractéristique des institutions, et de l’autre, par la lâcheté, l’aversion de la connaissance capable de bouleverser nos croyances. Cette passion va de pair avec la promotion du narcissisme qui stimule un individualisme farouche qui essaie de ne pas être affecté par le lien social : « je ne veux pas me pourrir la vie », « je ne veux pas savoir ».
La passion de l’ignorance est l’un des principaux obstacles à la transformation de la position du sujet et de la culture. Il est fonctionnel pour le capitalisme, c’est pourquoi les médias concentrés le promeuvent de multiples façons, toutes renvoyant au totalitarisme communicationnel, à l’abolition de la pensée critique et, finalement, au dénuement du sujet.
Dans cette optique, le néolibéralisme nourrit la culture du divertissement vide, de la frivolité et de l’évasion avec différents petits plaisirs cherchant à effacer la mémoire, l’héritage historique et « l’arnaque des droits de l’homme ».
La masse, la construction laborieuse réalisée jour après jour par les médias concentrés, est la voie royale pour l’obéissance et le développement de croyances souvent disparates mais incontestées.
Le pouvoir menace de dangers qu’il crée, impose des préjugés et des convictions : « les gens de la rue sont violents », « l’opposition déstabilise », « le Venezuela est une dictature », etc. Par le biais des médias, la peur est d’abord installée, puis la protection est promise, donnant aux individus l’illusion naïve que s’ils obéissent, ils seront en sécurité sous une sécurité supposée, qui masque en réalité le pire : une discipline sociale violente.
La masse fascinée par « l’autel de l’église », tout en invoquant le dieu de la consommation pour son « pain quotidien », incorpore des croyances qui promeuvent une résignation obéissante, sacrificielle, craintive et lâche.
Une culture démocratique capable de s’opposer au néolibéralisme et à la masse, qui stimule la pluralité des voix et comporte des mécanismes qui en appellent à la déconcentration du pouvoir, constitue le meilleur antidote à cette forme de colonisation de la subjectivité que nous pouvons qualifier de nouvelle religion
*Nora Merlin. Psychanalyste. Master en Sciences politiques. Auteur de Populismo y psicoanálisis (Populisme et psychoanalyse) et de Colonización de la subjetividad (Colonisation de la subjectivité).
Notes
[1] Prologue de Colonización de la subjetividad.Medios masivos de comunicación en la época del biomercado