Comme pour limiter la portée de la présidentielle, la veille de la déclaration de candidature de Tebboune, un décret est publié qui légalise de fait le passage de la haute administration civile publique sous l’autorité directe de l’armée[1]. Après 5 ans de monopole total et sans partage sur la vie politique du pays, l’armée veut, au-delà de gouverner, également administrer et directement. Il s’agit de la mise en place d’une militarisation horizontale où le militaire ne règne pas seulement sur la société civile et la gouverne mais il se substitue carrément à elle.
En dépouillant la présidence jusqu’à la priver même de sa fonction de gestion de la haute administration et en se la réattribuant, l’armée dévitalise la fonction présidentielle. C’est à ce prix que la candidature de Tebboune, très contesté au sein d’une armée inquiète de son indigence politique, est devenue acceptable pour un dernier mandat. Mais au-delà du cas particulier de Tebboune, l’armée se garantit ainsi, avec ou sans président militaire, de gouverner et d’administrer directement le pays.
Une militarisation horizontale
Avant que Tebboune n’annonce le 11 juillet sa candidature, le journal officiel publiait le 08 juillet un décret datant du 27 juin autorisant « le détachement » des officiers généraux et des officiers supérieurs vers des postes de haut niveau au sein de la haute administration civile. Le terme exact serait plutôt une affectation en service commandé. En effet, le décret précise que ces officiers restent militaires sous autorité de l’armée, soumis à leur statut de militaire et à sa discipline, leur carrière toujours gérée et évaluée par l’armée. Leur rémunération reste leur solde de militaire versée par l’armée, à laquelle s’ajoutent les primes, allocations et autres avantages de l’administration civile. Ces affectations sous autorité de l’armée font, de fait, passer cette administration également sous autorité de l’armée. Il ne s’agit rien de moins que d’une militarisation de la haute administration civile.
C’est un fait complètement inédit. L’armée a certes toujours exercé un pouvoir tutélaire sur la vie politique du pays notamment par son rôle de « filtre » et de caution nécessaire à la désignation des principaux responsables dans l’Etat. Mais elle régnait sans gouverner. Aujourd’hui, après 5 ans de monopole total et sans partage sur la vie politique du pays, elle veut, au-delà de gouverner, également administrer. Et directement.
Si le décret a été publié dans la torpeur de la saison estivale, après la date anniversaire du 5 juillet pour éviter de lui donner une résonance, et son application rapidement activée, c’est parce qu’il avait peu de chance de rencontrer une acceptation sociale. Encore moins que le projet, envisagé un moment, de porter un militaire à la tête du pays. Il va au-delà. Avec ce décret, c’est la mise en place d’une militarisation horizontale où le militaire ne règne pas seulement verticalement sur la société civile et la gouverne mais il se substitue carrément à elle.
En dépouillant la présidence de toutes ses prérogatives, même les moins importantes comme la gestion de la haute administration et en se les réattribuant, l’armée évacue la problématique du placement d’un militaire à la tête du pays, option qui avait pourtant bien été envisagée. Ce décret vient illustrer qu’avec ou sans président militaire, et au-delà de lui, l’armée a bien entamé la mise en œuvre d’une militarisation de l’Etat. La présidence, court-circuitée par les militaires même dans ses fonctions gestionnaires techniques, se trouve totalement déconnectée du champ décisionnaire. C’est à ce prix que la candidature de Tebboune est devenue acceptable pour une armée où il est très contesté .
L’impasse stratégique du pays et de son armée
Mais que pourrait donc ce nouveau degré de militarisation à la situation d'impasse du pays alors que l’armée monopolise déjà, sans partage, depuis 5 ans, la vie politique du pays dans une visibilité recherchée et affichée ? L’extrême isolement et l’impasse stratégique dans lesquels le pays a été placé sont des faits criants ne pouvant être niés alors qu’à l’intérieur le pays s’effondre.
Le revirement français sur la question du Sahara Occidental est le point d’orgue venu signer l’affaiblissement du pays et le parachèvement de son isolement.
Ce revirement a moins à voir directement avec la question sahraouie et encore moins avec le droit international. Il est la conséquence de l’affaiblissement et de l’isolement de l’Algérie et de l’inversion du rapport de force régional au profit du Maroc. Si la France ménageait jusque-là ses rapports avec l’Algérie sur cette question, c’était en raison du poids du pays et de son influence régionale dont il fallait éviter qu’elle percute les intérêts français. L’entrée en régression durable de l’Algérie et l’effacement de son influence font qu’elle ne pèse plus dans les choix de la France. Comme d’ailleurs dans ceux de l’Espagne ou même de la Russie, le supposé allié stratégique mais dont les milices Wagner menacent dorénavant ses frontières. Ce revirement français est l’ultime marqueur incontestable de la régression algérienne.
Le retour de bâton d’une diplomatie populiste
La nouvelle position française est aussi un retour de bâton de l’usage populiste interne auquel l’Algérie a réduit ses relations avec la France. Il n’est pas nouveau que le passé colonial soit instrumentalisé pour tenter de combler un déficit de légitimité. Mais le régime actuel est allé au-delà. Face à l’ampleur de ses échecs et pour les occulter, il a réduit cette relation à la mise en scène surfaite d’une confrontation jusqu’à en faire une confrontation principielle, un fondement idéologique. Par désir de soustraire sa population au monde pour mieux l’enfermer et assoir son autoritarisme, et parce que la France est de fait, et malgré même la politique de ses dirigeants, la fenêtre d'ouverture sur le monde la plus pratique et la plus proche pour les Algériens, le régime en a fait le pays à diaboliser et éloigner, la fenêtre à murer à tout prix. Il y a trouvé aussi une commode pâture symbolique à jeter aux conservateurs derrière lesquels il court pour compenser l’isolement dans lequel l’a contraint le Hirak. Mais sans en percevoir et en mesurer tous les enjeux stratégiques pour le pays.
L’extrême droite et la droite dure françaises qui ont toujours œuvré à saborder les rapports avec l’Algérie, ont trouvé dans l’actuel régime algérien le plus utile et le plus complémentaire « ennemi ». Dans une surenchère qui s’est aiguisée à mesure que s’aggravaient les échecs, il en a perdu la mesure de ce que sont les relations internationales, avec leurs contraintes et leurs opportunités, et dans lesquels s’inscrit le rapport à la France. Un rapport avec des intérêts divergents et des possibles complémentarités dont la diplomatie a pour charge d’optimiser la balance.
Cette ignorance et cette légèreté ont révélé toute leur déraison dans la décision de substituer brutalement l’Anglais au Français à l’université. L’usage d’une langue ne se décrète pas. Une langue pour devenir fonctionnelle a besoin de tout un écosystème socio-culturel. Celui-ci se tisse dans le temps et dans l’interaction sociale. Comme ce fut le cas pour le Français. Français qui tout en restant, malgré tout, un outil encore efficient d’accès à la modernité et à la science, aurait pu également être une marche pour aider à accéder à l’Anglais et l’intégrer.
Avec cette mesure qui casse de fait les quelques compétences francophones de niveau international qui subsistent pour une chimérique anglicisation du pays, c’est une nouvelle déstabilisation qui est imposée à une université algérienne qui continue à sombrer alors que ses meilleurs talents fuient à l’étranger…dont la France.
Pour prendre la mesure de ce gâchis, il suffit de comparer avec le voisin marocain qui a réintroduit l’enseignement en Français des matières scientifiques et le Français comme langue dès la première année du primaire. Résultat, rien que l’année dernière, 42 étudiants marocains ont gagné le concours le plus difficile de l’hexagone et ont pu intégrer la prestigieuse école polytechnique de Paris, la fameuse X, celle qui forme les dirigeants et capitaines d’industrie de la France. A eux seuls, ils constituent plus de 70% de la totalité des étudiants étrangers et leur nombre, tous cycles confondus, dépasse les 160 ! Pour prendre la mesure de cet acquis pour le Maroc et rappeler ce que fut le patriotisme lucide des Algériens, lorsque Mohamed Liassine en 1955 devint le troisième algérien de l’histoire à accéder à Polytechnique, la direction du FLN, par la voix de Belaid Abdeslam, lui intima l’ordre de poursuivre ses études et de ne pas rejoindre la grève générale des étudiants de 1956, consciente de l’enjeu d’une telle formation. Liassine sera le créateur de la SNS (Société Nationale de Sidérurgie) puis ministre de l’industrie lourde.
Au-delà de polytechnique, ce sont plus de 6.000 étudiants marocains dans les prestigieuses écoles d’ingénieurs en France, formant la cohorte de loin la plus importante des étudiants étrangers dans ces écoles. Autant d’atouts pour le développement du Maroc.
L’angle mort de la société civile
Si le Makhzen marocain est tout aussi autoritaire et corrompu que le régime algérien, il n’en demeure pas moins qu’il a plus de sens de ses intérêts et plus d’intelligence politique. Et cela se vérifie particulièrement sur le terrain de l’influence en Afrique.
Où que l’on aille en Afrique, il y a toujours une agence de la marocaine Ettijari Wafa Bank avec une souplesse et une diversité de prestations alors que le système bancaire algérien, confiné au territoire national, reste archaïque. C’est la conséquence du refus du régime de voir émerger des acteurs économiques qui pourraient échapper à son contrôle et réduire de son pouvoir.
L’Algérie avait refusé l’entrée de son territoire à la Nobel Annie Ernaux achevant de donner l’image d’un pays fermé et répulsif même à ceux qui, comme la Nobel, ont pourtant appuyé l’indépendance de l’Algérie et soutiennent aujourd’hui la Palestine. A contrario et peu de temps après, des acteurs associatifs marocains organisaient à Marrakech un festival du livre africain réunissant une cinquantaine d’intellectuels africains parmi les plus critiques et les plus reconnus et associant également des intellectuels européens prestigieux. C’est de ce Festival, véritable laboratoire d’idées sur le devenir de l’Afrique, qu’est également venue la parole intellectuelle européenne la plus forte de condamnation de la guerre de Gaza par la voix d’Edgar Morin[2]. Une parole qui ne pouvait que rejaillir sur le Palais alors que celui-ci est pourtant un soutien d’Israël. Le régime marocain qui sait réprimer avec férocité les opposants qui transgressent les lignes rouges de la monarchie, a compris son intérêt à concéder des espaces à sa société civile et à sa diaspora, permettant que le Maroc devienne un espace de rencontre associatif et culturel africain, balisant la voie à la diplomatie marocaine.
Des dizaines de rencontres du Forum Social mondial, africain ou maghrébin, brassant intellectuels et acteurs associatifs, se sont tenus par alternance dans des villes tunisiennes ou marocaines. Aucun n’a pu se tenir en Algérie dont le tissu associatif a été éradiqué par la répression alors que la diaspora est mise à distance et sous surveillance, privant l’Algérie de tribunes où se jouent, par le bas, une part des relations internationales.
Une diaspora mise à distance et sous surveillance.<
De tout le continent africain dont le Maghreb, l’Algérie est le seul pays qui discrimine négativement sa diaspora allant jusqu’à lui interdire depuis 2016 l’accès aux postes de responsabilité et depuis 2023 toute activité dans les médias. C’est un paradoxe alors que la diaspora algérienne, première communauté étrangère en France, est constituée de compétences intellectuelles et entrepreneuriales dans une proportion bien plus importante que dans les autres communautés maghrébines et africaines. Alger a abrité la première université francophone (1909) et l’ancienneté de son immigration, la plus ancienne du Maghreb et d’Afrique, a permis de plus importantes ascensions sociales et intellectuelles. Les différentes phases de répression depuis l’indépendance puis surtout les violences islamistes et enfin la répression post-Hirak et l’inertie du pays ont engendré des vagues successives et importantes de départs de compétences.
Mais c’est justement de ce potentiel, construit en tournant le dos au régime, que celui-ci se méfie entretenant avec cette diaspora une relation réduite à la dimension policière. Il est de tradition que les consuls soient issus de la plus haute hiérarchie de la police. Celui qui a été pendant plus de 3 décennies consul à Marseille était le numéro deux de la DGSN (Direction Générale de la Sureté Nationale). Celui de Lyon sera carrément patron de la DGSN puis ministre de la sureté nationale. Depuis le Hirak, cette surveillance s’est renforcée. Juste avant d’en être promu patron, l’actuel responsable des services de renseignements a été en poste en France avec pour tâche de tisser des réseaux de surveillance et enrôler des voyous pour contrer le Hirak. C’est ce qu’a révélé le procès à Paris ce 24 avril d’un sans-papier algérien commandité depuis le consulat de Paris et qui, en voulant frapper un hirakiste, a blessé grièvement un policier français[3]
De nouvelles élites militaires en déficit de culture politique et de connaissance du monde
Le problème des chefs militaires algériens actuels dont plus aucun n’est issu de la guerre de libération, n’est pas tant le déficit de légitimité historique qu’avaient leurs prédécesseurs et qu’ils tentent de compenser par un nationalisme démagogique. Le problème est que tout en prétendant diriger le pays comme leurs prédécesseurs et même plus, le gouverner directement, ils n’ont pas la culture politique et la connaissance du monde que ces derniers avaient acquises dans la guerre de libération puis dans la construction, aussi imparfaite soit-elle, de l’Etat. Issues le plus souvent d’une école sinistrée (comme l’a qualifiée le feu président Boudiaf) et gagnée par le conservatisme et le repli sur soi, ces nouvelles élites n'ont pas la culture politique de leurs prédécesseurs qui, pour mieux asseoir leur autoritarisme avaient le sens du réel et cherchaient, dans leur intérêt, à en tenir compte et qui, pour mieux dominer la société, tentaient de ménager avec elle les frontières de son enfermement.
La S.M.(sécurité militaire), ancêtre du DRS, n’était pas seulement un organe de répression quoiqu’elle le fût férocement. Elle était aussi un centre politique (« le plus grand parti politique » en aurait dit Aît Ahmed) dont la fonction était d’imposer un ralliement des autres forces politiques et de la société civile derrière le régime. Un ralliement qui ne se faisait pas que sous la contrainte mais qui usait aussi du narratif de la construction de la souveraineté nationale et du projet concret l’accompagnant, un narratif qui faisait consensus dans une grande partie des forces d’opposition ou aux marges du pouvoir. Une des fonctions principales du DRS était de susciter, de négocier et d’organiser ces ralliements et, par des ouvertures contrôlées, intégrer ces forces, en leur concédant des espaces (Bien que ce soit en les dépouillant d’abord ou à terme de leur autonomie pour finir par les banaliser dans un champ politique dessiné par le pouvoir avec pour maître d’œuvre le DRS)
Au moins jusqu’au milieu des années 80, les directions des ministères et des entreprises dont celles de la presse étatique, étaient peuplées d’intellectuels, de scientifiques, de compétences technocratiques identifiés comme critiques ou carrément opposants. Appareil policier et répressif, le DRS avait réussi à donner à la colonne vertébrale militaire du pouvoir, une chaire, une incarnation civile suffisamment consistante et crédible. C’était le prix nécessaire pour la perpétuation du régime. Aujourd’hui, le régime est dans une logique inverse de repli sur lui-même et sur sa seule base militaire.
Si je fais ce rappel, ce n’est pas pour louer des pratiques qui s’inscrivaient elles-aussi dans une logique de dévitalisation et de caporalisation de la société civile mais pour montrer le gouffre avec l’actuelle fuite en avant dans une radicalisation de la répression et de la militarisation, sans perspective politique, et sa dangerosité pour la souveraineté du pays et pour l’armée elle-même.
L’inquiétant monopole politique solitaire de l’armée
Cette fuite en avant de l’armée dans un monopole solitaire de l’exercice du pouvoir contredit le fondement sur lequel se sont construite la force et la résilience de son pouvoir durant près de six décennies, à savoir sa capacité à mobiliser autour d’elle des réseaux politiques et sociaux suffisamment denses et crédibles pour lui assurer une assise sociale conséquente. Acteur hégémonique du pouvoir, l’armée n’en était cependant pas un acteur exclusif. A côté de l’armée et en lien avec celle-ci, des acteurs civils ayant une surface sociale significative, se posaient en partenaires politiques. Ces derniers ne servaient pas seulement de caution au système autoritaire mais ils en étaient totalement partie prenante et inspirateurs. Ils convergeaient avec l’armée autour de ce système. Ils s’appuyaient sur elle et, en retour, apportaient leur ingénierie politique et sociale et leur ancrage.
Ce partenariat est devenu impossible. Pour l’armée, ébranlée d’avoir été directement contestée par le Hirak, c’est le contrôle des situations et des hommes qui est devenu obsessionnel en même temps que la méfiance envers tout coefficient et plus-value personnels des acteurs civils. Ce qui ne laisse de place que pour les acteurs sans relief et sans efficience. Tebboune en est l’image. En retour, même parmi les partisans du régime, les plus lucides savent, comme l’a expliqué Hamrouche, que l’armée, enfermée dans une sorte d’autisme, est devenue sourde aux messages venant de la société[4]. Ils se gardent donc de l’accompagner.
C’est l’écosystème politique qui a assuré la pérennité de son pouvoir que l’armée s’emploie ainsi à détruire dans un mouvement de radicalisation et de militarisation. Celui-ci ne manquera pas de lui revenir en boomerang menaçant son unité.
Entretemps, c’est le pays qui s’effondre et s’effrite.
Notes
[1] Décret n°24-218 du 27 juin 2024, publié au Journal Officiel n°46, du 8 juillet 2024
[2] https://www.youtube.com/watch?v=xNxJDwgS384
[3] https://algeria-watch.org/?p=92633
[4] https://www.youtube.com/watch?v=B6bs6oJrwl0