La xénophobie d’Etat et les flambées de racisme contre les ressortissants d’Afrique subsaharienne ne sont ni nouvelles ni circonscrites à la Tunisie. Elles concernent depuis au moins trois décennies tout le Maghreb. S’exerçant déjà contre les minorités maghrébines, dont les minorités noires, les manifestations de racisme s’ancrent dans des constructions identitaires nationales basées sur une fiction d’homogénéité ethnoculturelle et la phobie de toute diversité, perçue comme une menace à l’exercice politique totalitaire uniformisant.
Récurrente, la répression s’exerçant contre les migrants subsahariens connaît des pics dans les moments de raidissement autoritaire, où elle sert d’abord à renforcer l’emprise du pouvoir sur les sociétés maghrébines elles-mêmes.
En Algérie, dans le contexte délétère de la fin de règne d’Abdelaziz Bouteflika et des luttes pour sa succession, la répression des migrants subsahariens connaît un nouveau tournant brutal. A la suite de rafles à grande échelle, des milliers de personnes sont expulsées en décembre 2016, brutalement, dans la précipitation.
Cette démonstration de force autoritaire visait aussi à conjurer la crainte de l’irruption dans la rue d’une foule gagnée par l’exaspération. Une campagne raciste lancée avec un hashtag (traduit par « non aux Africains en Algérie ») libère une expression raciste : « Il faut les exterminer comme des rats, car ils vivent comme des rats. »
Un hebdomadaire évoquera un « plan sionisto-français pour envahir l’Algérie par six millions de réfugiés subsahariens » ! Cette campagne phagocytera le débat sur la succession de Bouteflika. Prétendant à celle-ci, Ahmed Ouyahia, premier ministre, surfe sur la vague raciste et l’attise, déclarant les ressortissants subsahariens « source de crimes, de drogue et de plusieurs fléaux ».
Rafles entachées de violence
Auparavant, au Maroc, en 2013, dans un contexte de contestation dans les territoires sahraouis et de répression condamnée par le département d’Etat américain, la répression des Subsahariens connaît un durcissement, avec une succession de rafles entachées de violence et d’actes racistes qui se sont soldés par plusieurs décès, le viol d’une adolescente par des policiers et la défenestration d’un migrant. Parallèlement, des expéditions punitives contre les migrants sont menées.
Des réseaux sociaux se mettent en place pour « lutter contre la colonisation » du Maroc. On les retrouve aujourd’hui sous le nom de Marocains contre l’implantation des Subsahariens, fédérant plusieurs groupes, avec des dizaines de milliers de membres. L’organe officiel d’un parti de gouvernement (l’Union constitutionnelle) avait même accusé les migrants d’actes de cannibalisme !
Déjà en Libye, en septembre 2000, 500 migrants subsahariens avaient péri dans des « émeutes populaires » instrumentalisées et dirigées contre eux. Suscitées par le « clan sécuritaire », elles avaient pour but de faire avaliser la nouvelle orientation de normalisation avec l’Europe, en attisant un sentiment antiafricain pour déstabiliser la partie de la vieille garde « panafricaniste » qui y était rétive. Kadhafi avait ensuite déclaré : « La région est envahie par les migrants subsahariens » ; son ministre des affaires étrangères : « [Ils] imposent leurs lois, la drogue et la prostitution sont florissantes (…). C’est une invasion. »
Bien ancrée, cette xénophobie d’Etat sera reprise par les autorités issues du soulèvement de février 2011. Le président du Conseil national de transition dira, en effet : « [Une majorité] des criminels en Libye étaient des Africains qui envahissaient le pays par sa frontière Sud. »
Subissant la déflagration raciste au Maghreb, les Subsahariens ne sont pourtant que le détonateur. L’explosif, c’est un Maghreb miné par des décennies de monolithisme culturel et religieux, de promotion de l’uniformité et d’intolérance à toute diversité au sein de la société. Un Maghreb engagé dans une course à la « pureté », combattant l’identité amazigh, niant les communautés noires, marginalisant l’ibadisme (un courant minoritaire de l’islam), évacuant des mémoires la présence juive et muselant toute revendication de citoyenneté, qualifiée de sédition, fitna. Une course qui s’est transformée en guerre de tous contre tous et s’est parfois terminée en bain de sang, comme en Algérie.
Rejet de l’autre légitimé
Mais chassée par la porte du Nord, l’altérité est revenue par la fenêtre du Sud, confrontant de nouveau le Maghreb à l’altérité du monde, brisant l’illusion d’un entre-soi identitaire national ou culturel. La force perturbatrice de la migration subsaharienne est dans ce qu’elle n’introduit pas un simple « autre », mais un « autre » qui a déjà une présence dans la mémoire collective.
La traite originaire du Sahel a fortement affecté la démographie maghrébine. Encore en 1920, au Maroc, la part des esclaves était estimée entre 2 % et 7,5 % de la population. Une part essentielle des populations noires du Maghreb en est issue. En Algérie, qui en compterait pourtant le moins au Maghreb, celles-ci sont estimées à 8 % de la population totale (tout en représentant 75 % de la population dans les régions sahariennes).
Refoulée, la question des minorités noires est restée l’objet d’une omerta. L’onde de choc du racisme contre les Subsahariens a révélé celui subi depuis des siècles par les communautés noires du Maghreb. Au-delà de celles-ci, il a mis au jour l’ambiguïté de constructions identitaires qui ont autorisé et légitimé le rejet de l’autre au sein même des communautés nationales et fait du mythe de l’homogénéité des populations un tabou intouchable.
L’altérité qui revient au Maghreb émane d’un horizon encore plus périphérique qu’il ne l’est lui-même. Elle renverse la perspective d’altérité. Dès lors, l’interrogation sur soi ne se fait plus seulement dans le face-à-face exclusif avec le Nord, qui a souvent permis d’occulter – voire de justifier, dans un réflexe de défense – les archaïsmes des sociétés locales et de favoriser la posture victimaire.
Le Subsaharien est un autre miroir, où peut se refléter une autre facette identitaire maghrébine. Sa contemplation lucide pourrait permettre aux Maghrébins de développer un regard plus acéré sur eux-mêmes, sur leurs récits nationaux, leurs mythes et la façon dont ils se représentent.