Les sociétés, parfois, se suicident.

Les sociétés sont autant construites sur l’agression, la haine et la pulsion de mort que sur la solidarité et la coopération, aucun fou à la tronçonneuse ne peut émerger sauf là où on n’ a pas étudié le processus de fascisation sociale quotidienne, mais très violente, qui s’est accru ces dernières années.

Il est intéressant de voir comment, dans des situations de crise intense comme l’ actuelle, il y a inévitablement une ritournelle de phrases « optimistes », destinées à rassurer les consciences bien-pensantes du progressisme cool. Par exemple, celle qui affirme qu’il ne faut pas désespérer car, après tout, aucune société ne se suicide. D’où sortent cette étrange idée ceux qui affirment une telle chose ? Il suffit de lire rapidement un texte de Sigmund Freud - « Le malaise dans la culture ou au-delà du principe de plaisir », par exemple - pour qu’une tempête à peine réaliste balaie cette illusion sans avenir (pour faire allusion à un autre essai du même auteur), et On apprend que les sociétés sont autant construites sur l’agression, la haine et la « pulsion de mort » - y compris la nôtre - que sur la solidarité, la coopération, etc.

Or, si l’on ne veut pas croire le célèbre professeur viennois, il suffit de jeter un bref coup d’œil sur l’histoire. Ou bien la société allemande, très cultivée et rationnelle, ne s’est-elle pas « suicidée » en 1933 ? Ou est-ce que nul autre que l’Empire romain ne s’est « suicidé » il y a près de 2000 ans ? Ou le capitalisme mondialisé dans son ensemble n’est-il pas en train de se « suicider » aujourd’hui - avec nous tous dedans, bien sûr - sachant très bien qu’il détruit la nature dont nous dépendons pour la vie et pourtant qui s’en fiche ? Ou, à une échelle plus limitée pour l’instant mais non moins dramatique et plus urgente, Russie/Ukraine ou Israël/Palestine ? Alors pourquoi nous, fiers Argentins, devrions-nous être moins que ces illustres exemples ? Invoquerons-nous, une fois de plus, notre fameuse « exceptionnalité » ? Non, messieurs, sachez que nous sommes aussi capables de nous suicider que n’importe quel autre pays, société, culture ou civilisation. Il ne manquerait plus que ça !

Le problème est que nous n’aimons pas vraiment enquêter de manière critique sur les raisons du suicide. Nous préférons les attribuer à on ne sait quelle fatalité du « pays de merde ». Que le 22 octobre prochain, ou peut-être en novembre, il y ait la possibilité d’un suicide collectif d’une ampleur énorme, est-ce un hasard, une contingence fortuite, une malédiction biblique ? Bien sûr que non : il y a une histoire. Et il va sans dire que nous n’avons pas tous la même responsabilité dans le tissu de cette histoire. Mais, en même temps, nous en faisons tous partie, et nous ferions mieux de commencer à réfléchir sérieusement à ce que cette histoire a fait de nous. Et plus encore, comme aurait dit Sartre, que sommes-nous capables de faire avec ce qui nous a été fait et ce que nous avons fait -ou cessé de faire-.

Oui, aussi « cessé de faire ». Entre autres choses, nous avons cessé d’exercer, dans le domaine politique, une imagination, une audace, une résolution critique qui nous permettrait de construire une alternative populaire autonome qui nous soustrairait à la dépendance face aux variantes répétitives que le système daigne nous proposer. Des variantes qui ne sont évidemment pas toutes identiques – combien de temps serons-nous obligés de répéter cette lapalissade -, mais dont aucun, selon les cas, n’a pu ou voulu se soustraire à être otage du véritable « pouvoir en place », comme on appelle aujourd’hui la bonne vieille classe dirigeante.

Nous arrivons ainsi à ce cas où toutes les variantes potentiellement gagnantes aux prochaines élections, non pas parce qu’elles sont égales (pouah !), ne cessent d’être toutes « de droite ». Autrement dit, comme dirait Alejandro Horowicz, le véritable vainqueur des prochaines élections sera le PNA (Parti de l’Ajustement National) [1]. Jusque-là, nous avons perdu la bataille : nous sommes prisonniers d’une extorsion de fait, par laquelle on nous ordonne de voter pour la droite « acceptable » pour empêcher l’insupportable droite de gagner, selon le désormais classique et francisé « Macron, pour que ne soit pas Le Pen ». Il est évident que le nous avons besoin que gagne le moins pire ; mais c’est un « gain » purement négatif : on ne peut pas nous obliger à tomber amoureux d’une nécessité, ni même à la valider par un vote désiré, lorsque – si oui nous le commettons - ce vote ne serait que grossièrement instrumental, ou pathétiquement résigné. Et si quelqu’un refuse d’oublier ses principes pour avaler un crapaud aussi gigantesque, il sera accusé de faire le jeu de la droite... c’est vrai.

Autrement dit : avec le vieux truc du bouc émissaire, il sera tenu pour responsable de la victoire du « malménorismo », comme si le véritable responsable n’était pas un gouvernement pusillanime - pour ne pas dire complice - qui était celui qui (après le premier coup de pied de Macri[NDLT : Hollande/1er Macron], accepté) a fini par rendre possible l’apparition du monstre et de la satiété colérique du « peuple », qui est sa nourriture. Nous sommes ainsi confrontés à la possibilité du plus grand triomphe que le « système » puisse espérer : face à l’inefficacité des politiques « progressistes », Menem et Macri reviendraient déguisés en « nouveaux » !!, sous la lame dentelée d’une tronçonneuse (encore) inédite. Comme le disait le génial Kierkegaard, « une véritable répétition apparaît toujours comme une nouveauté ».

Et pourtant, la chose a sa logique, qui n’est pas uniquement la faute des gouvernements : tout au long des dernières décennies, le pouvoir du capital mondialisé, avec l’aide inestimable des grands médias et des réseaux antisociaux (leurs nouveaux appareils idéologiques), a produit un profond processus de dé-citoyenneté et de dé-politisation, un quartier d’indifférence et/ou de méfiance à l’égard de la politique - cette politique qui continue d’être « celle d’en haut », puisqu’on n’a pas su imposer « celle d’en bas » -, dans lequel les néo-droitiers qui se prétendent « hors caste » pêchent à loisir. Qu’ils soient ou non des « fascistes » est une discussion plus compliquée. Peut-être que nous péchons ici aussi par manque d’imagination, en recourant aux catégories historiques générales dont nous disposons et en nous dispensant de penser à la singularité de certains phénomènes. Il se peut qu’après une analyse critique détaillée, nous arrivions à la conclusion qu’en effet tel ou tel candidat aux cheveux longs et bruyant est un fasciste (ou son candidat à vice, qui dans ce domaine semble plus cohérent). Mais cette analyse fait toujours défaut. Et, en outre, il ne s’agit pas simplement de personnes. Ne nous rendons pas la vie si facile.

En attendant, en tout cas, et puisque nous n’avons pas encore découvert la manière de penser sans concepts (même si nous savons bien que les objets concrets ne peuvent jamais s’y réduire complètement), proposons-nous, d’essayer de commencer à penser la « nouveauté », des concepts suivants :

• Le premier concept, celui du Nihilisme. Nous entendons par là - dans un sens large qui peut être lié à la vieille catégorie sociologique de l’anomie - l’effondrement dramatique des valeurs, des principes, des codes symboliques, etc., qui caractérise l’état actuel de nombreuses sociétés occidentales, pas seulement la nôtre. Dès le début des années 1960, Theodor W. Adorno commençait à détecter ce symptôme, qu’il appelait neutralisation. Et il a prévenu qu’il ne s’agissait pas d’un simple pessimisme inoffensif, mais que son « tout va mal », au lieu d’appeler à une transformation positive de la réalité, est un appel abstrait à la destruction de l’humanité, comme cela avait déjà été démontré dans ce qu’on appelle en sténographie « Auschwitz » [2].

• Le deuxième concept à proposer est celui du Ridicule, ou mieux, du ridicule politique, une idée forgée il y a quelques années par la philosophe brésiliene Marcia Tiburi [3]. Cette notion rend compte d’une substitution « esthétique » (au sens de « l’esthétisation du politique » dont parlait Walter Benjamin) : si dans les fascismes classiques opérait le registre du tragique, dans la « nouvelle » néo-droite il est remplacé par le comique-ridicule (c’est-à-dire l’apparition de personnages comme Trump, Bolsonaro, et ne parlons même pas de Milei ). Mais ne nous méprenons pas : ce trait de ridicule ne rend pas la situation moins dangereuse. Dans le contexte nihiliste/neutralisant/destructeur du « tout fout le camp, qu’ils aillent au diable », l’énorme séduction du comique e c’est que le pire des maux peut être fait sans culpabilité, comme s’il s’agissait d’une grande plaisanterie. Pour que nous mourrions tous, littéralement, de rire.

Bref, nous savons déjà qu’en politique l’instance électorale compte juste pour un moment. Mais il serait insensé de nier qu’il existe des « moments » qui condensent catastrophiquement, en surface, tous les courants souterrains qui traversent la société au quotidien. C’est ce qu’il aurait fallu apprendre à observer avec plus d’attention, pour ne pas être aussi surpris. Aucun fou à la tronçonneuse ne peut émerger sauf là où un consensus a été créé d’une manière ou d’une autre sur la nécessité de couper la forêt. Le fou est un effet et non une cause. Et cela va bien plus loin, et bien plus loin, et bien plus loin dans le temps, que l’anecdote du ridicule d’un candidat. Il ne s’agit pas tant de discerner si tel ou tel candidat est « fasciste », mais plutôt d’enquêter sur la fascisation sociale, « microphysique », quotidienne, mais très violente, qui s’est développée ces dernières années et qui a transformé en choses crédibles des choses qui auraient été impensables il n’y a pas si longtemps.

Et en plus. Il va falloir s’habituer à l’idée que la politique, telle que nous la connaissions au cours des 40 dernières années, n’existe plus. La tronçonneuse est un symptôme et un symbole - aux contours malheureusement sinistres - : le système des partis, la logique représentative, l’idée même de « représentation », ont explosé. L’Etat comme arbitre plus ou moins « bonapartiste », a vu son prestige fortement affaibli. Le Marché (celui dont on disait très judicieusement dans les années 90 qu’il « vote tous les jours ») organise même ce que nous pouvons ou ne pouvons pas concevoir dans nos têtes, avec le commandement à distance de l’Empire et du « socio-métabolisme » du capital » [4]. Et notre langage politique – dont Aristote disait déjà qu’il était ce qui faisait de nous des êtres humains – s’est dégradé au point que nous ne savons plus comment parler, ni quoi dire.

Nous sommes déjà dans une période où on rebat les cartes et on distribue de nouveau, ou alors nous disparaissons comme « le solide qui disparaît dans l’air » cité par Marx. Le ridicule nihiliste destructeur qui semble être l’état dominant dans notre monde ne peut être contenu et combattu – désolé d’insister – que « d’en bas » et de manière multiple. Car, comme le disait notre ami et professeur León Rozitchner, « quand la société ne sait pas quoi faire, la philosophie ne sait pas quoi penser ».


Notes
[1] Alejandro Horowicz : « El kirchnerismo desarmado », Buenos Aires, Ariel, 2023
[2] Theodor W. Adorno : « Leçons sur l’histoire et sur la liberté (1964-1965) », Klincksieck, le 4 octobre 2024
[3] Marcia Tiburi : « Ridículo Político », Ed. Record, 2017
[4] Notion déjà canonique que l’on doit à Istvan Meszárós, pour indiquer que le « capital » n’est pas seulement une catégorie étroitement économique, mais l’organisation même de la vie, y compris la « psychophysique ». Sans aucun doute, cela est lié au biopouvoir de Foucault ou à la biopolitique d’Agamben ou d’Esposito, mais à notre avis cela va plus loin. Cf. Beyond Capital , Londres, Merlin Presse, 1995.

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