La mémoire, en effet, et surtout après de longues années d’abus, joue les mauvaises passes, les rend floues, les fragmente. Cette plainte quelque peu ironique (adressée à moi-même et à personne d’autre) vient à propos du délicieux article de Horacio González, Jour de Gloire au Rick’s, Café Américain , publié le 23 septembre, où Horacio se souvient - avec l’intention finale de faire une allégorie à propos de l’éclat de joie incontestable qui se produirait dans la nuit du 27 octobre – de l’émouvante séquence dans laquelle Humphrey ‘Rick Blaine’ Bogart autorise, avec un léger signe de tête, les musiciens du café qu’il dirige à jouer la Marseillaise, faisant taire les chansons des officiers nazis à table.
Il s’ensuit une réflexion splendide, d’un esprit sartrien déclaré, sur les figures du militant et de l’aventurier, à la fois opposées et souterrainement connectées. Et alors vient la question obligatoire de par quel mystère un film à budget modeste, presque une « série B » à l’exception de la présence de deux personnages vedettes (Bogart, Ingrid Bergman, sans oublier l’extraordinaire Peter Lorre), un de plus parmi les centaines que la Warner Bros a lancé au cours de ces années là, a fini par acquérir une stature mythique imbattable par n’importe quelle autre production hollywoodienne.
Umberto Eco l’a comparée à une cathédrale médiévale : elle parvient à condenser tous les éléments qui agissent dans le culte, avec son articulation parfaite dans une totalité organique. Avec une dimension de légende que Borges appellerait « irréfutable ». On pourrait ajouter que son intérêt vient aussi de sa complexité dans plusieurs registres, habilement dissimulés dans son apparente simplicité d’aventure guerrièro-romantique. Déjà, le glissement de Rick entre l’archétype de l’aventurier et l’identification à demi inconsciente de celle du militant, comme le souligne González, est un signe de cette simplicité trompeuse.
Il est vrai que dans la séquence de la Marseillaise, Rick apparaît comme un aventurier un peu rusé qui se permet une petite provocation envers des nazis antipathiques, bien qu’il révèle une pointe de l’iceberg « engagé » qu’il nie lui-même.
Une séquence ultérieure est plus révélatrice. Quelque chose d’ironique à propos du prétendu cynisme de Rick, lui rappelant qu’au milieu de la guerre civile espagnole, il avait obtenu une cargaison d’armes aux républicains. - Et pourquoi pas ? Ils me les ont bien payées, répond Rick, dans son rôle de mercenaire individualiste. La réplique est franche : -Oui, mais l’autre partie les aurait payées le double. Rick se tait, c’est-à-dire admet.
Cette complexité psychologique ne cesse d’avoir son rail politique et idéologique. Et voici, quand ces fragments épurés de mémoire se réveillent. Je peux me tromper d’une date ou d’un nom, mais ce qui compte, c’est « le fond de la question ». Ce devait être l’année 1968 (ou début 69). J’étais étudiant à la Faculté de Philosophie et Lettres. Un jour, on apprend que l’inoubliable professeur Nicolás Caparrós, lors d’un cours qui s’appelait, selon moi, Psychiatrie Sociale, projettera Casablanca dans la salle de classe. Nous nous sommes précipités en masse, attirés par cet événement sans précédent (à cette époque, il n’y avait pas d’ordinateurs, de rétroprojecteur, de DVD, de youtubes ; il fallait un écran, un projecteur, un film 16 mm, etc.).
C’était l’université hyper-politisée de l’onganiato [1], c’était peu de temps avant qu’ éclate le Cordobazo , et environ la moitié de cette petite foule était composée de militants ou de partisans de groupe de gauche (gauche communiste, gauche péroniste, gauche trotskyste, gauche maoïste, gauche guévarista, peu importe).
Passée la canonique séquence de la Marseillaise, Caparrós arrête la projection, pose des questions sur nos sentiments et nous tous exprimons notre émotion épique. Très sévèrement, le professeur nous assène une philippique sur notre colonialisme mental : n’avons-nous pas saisi, peut-être, que tout se passe à Casablanca, que Casablanca se situe au Maroc, que le Maroc, dans les années 40, était une colonie française, que les musiciens sont des marocains et qui chantent néanmoins l’hymne du pouvoir qui les opprime depuis un siècle, alors que les nazis sont en comparaison des « visiteurs » presque éphémères. Et, avec toute logique, il nous envoie voir La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, pour être sérieusement choqués. (Sartre n’a exprimé d’opinion sur aucun des deux films : ça aurait été intéressant de la connaitre).
On pourrait penser que la réaction était un peu excessive : après tout - et cela fait partie de la complexité, ou de l’ambiguïté, que nous avons signalée – « une chose n’enlève pas l’autre » (expression qui pointe parfois vers des zones de conflit sans résolution à vue). La Marseillaise est devenue, à l’époque « bourgeoise », l’hymne de l’émancipation par excellence, appelant les citoyens à s’armer contre la tyrannie et à écraser les infâmes, comme disait Voltaire. Il a été chanté dans la rue, même dans les premières semaines de la révolution russe, avant d’être remplacé par l’Internationale.
Pourquoi les Marocains ne pourraient-ils pas la chanter contre le gouvernement de Vichy et les nazis ? Bien entendu, comme pour les grands mythes, sa signification dépend du contexte et des rapports de force historiques. Peuvent aussi la chanter de tout cœur De Gaulle, Sarkozy, Macron. Mais il semble difficile, en regardant le film de Pontecorvo, que les militants du FLN veuillent la chanter : enfin, le Maroc a obtenu une indépendance plus ou moins négociée (bien qu’avec un peu du sang), alors que celle de l’Algérie a coûté un million de morts (autant que la guerre civile espagnole, dont la plus belle partie a soutenu le cœur secrètement militant de Rick, non sans avoir encaissé quelque pesetas.)
Toutes ces ambivalences ont leur propre très modeste allégorie.
Il est impératif de se débarrasser de l’ennemi immédiat, le plus cruel et le plus atroce de ces derniers temps. Mais cela ne signifie pas automatiquement de se débarrasser de tout ce qu’il représente sous sa forme extrême. Le triomphe contre le pire est inévitable, il est vrai, les Marocains de Casablanca ont déjà l’intuition que les nazis vont partir : symboliquement, le prénom du militant Laszlo est Victor, étymologiquement « vainqueur ».
Mais la défaite des nazis n’est pas celle de l’impérialisme dans son ensemble. Le bloc de la France anti-Vichyste gagnante est traversé par des tensions entre les « démocrates » ou les « progressistes » et ceux qui poursuivront la politique d’oppression par d’autres moyens à l’encontre des Marocains ou des Algériens.
Parfois, l’enthousiasme légitime pour la victoire peut brouiller les yeux face aux risques de certaines continuités. Les Marocains et les Algériens ont dû apprendre que ce n’était pas suffisant d’écraser l’Infâme. Qu’il convenait que cette punition sans appel implique également un avertissement pour les temps nouveaux, concernant les limites de ce qui est prêt à être toléré.
Il est très bon, pour le plus grand plaisir des spectateurs cinéphiles, que le mythique Rick continue d’osciller entre l’Aventurier et le Militant. Les simples mortels ne peuvent pas toujours avoir un tel luxe. En tout cas, merci beaucoup à Horacio González pour avoir réveillé des souvenirs embrumés.
Notes
[1] dictature militaire de Juan Carlos Onganía. Il a été président de facto de la nation argentine entre 1966 et 1970, dictature appelée « Révolution argentine » (1966-1973). Il se distingue pour être le deuxième président militaire qui a duré le plus longtemps au pouvoir.
*Eduardo Grüner . Sociologue, essayiste et critique culturel. Docteur en sciences sociales de l’UBA. Il a été vice-doyen de la faculté des sciences sociales de l’UBA et professeur d’anthropologie de l’art à la faculté de Philosophie et de Lettres, et de Théorie Politique à la Faculté des Sciences Sociales, de la dite université.