Une réflexion sur la tâche majeure qui nous attend face au panorama de dégradation générale que les démocraties bourgeoises ont banalisé : revenir à un moment véritablement révolutionnaire, de dialectique critique, qui donne naissance à une nouvelle légalité et à une légitimité différente.
Horacio González, se référant à la Révolution Française, a dit quelque part que « Liberté » est un très beau mot, mais qu’il n’est pas assez fort pour marcher seul : il a besoin de l’aide des deux autres, Égalité et Fraternité. Il va sans dire que tout le capitalisme - mais surtout sous la forme que l’on a appelée « néolibérale » - a été une entreprise, parfois extrêmement violente, visant précisément à séparer la Liberté de ses deux sœurs. Et si l’on peut dire que, dans un certain sens, la démocratie moderne est une « invention » de la Révolution Française, cette fragmentation bourgeoise de ses composantes idéales dont nous parlons n’a rien fait d’autre que de délégitimer progressivement (et très rapidement ces derniers temps) à la fois le concept et la pratique de la démocratie.
C’est l’un des grands débats philosophico-politiques de notre temps : que signifie, comment définir une démocratie réellement légitime aujourd’hui ? Car il va de soi, et il est presque gênant de devoir le préciser, que cette définition, comme la démocratie elle-même, n’est pas une entéléchie abstraite, mais se transforme en fonction des différences entre les coordonnées historiques et conceptuelles précises.
Revenons un instant à la Révolution française. L’une des grandes discussions qui a eu lieu dès le début de la Révolution tournait autour de que fallait-il faire de Louis XVI, le roi déchu : fallait-il le juger ou l’exécuter sommairement sans procès ? Robespierre et Saint-Just défendent cette dernière position, avec un argument certes discutable mais ingénieux et, comme nous le verrons, très important pour le débat philosophico-politique que nous évoquions :
Si l’on jugeait le roi, il faudrait envisager la possibilité implicite de son innocence. Mais du point de vue de la logique de la révolution républicaine, c’est une absurdité totale : la monarchie est par définition illégitime, et donc le roi est nécessairement, ontologiquement , coupable d’illégitimité, par le simple fait d’être roi.
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas ici de savoir s’il était bon ou mauvais de guillotiner Louis XVI. Ce que nous voulons souligner, c’est que tout pouvoir despotique, et plus encore s’il se drape dans une « démocratie » transformée en farce pathétique, est constitutivement illégitime. Et que ce que l’on peut appeler le moment véritablement révolutionnaire - indépendamment de ce qui se passe ensuite avec la révolution elle-même - est celui d’une altération radicale de la logique même de la pensée juridico-politique telle qu’elle avait été adoptée jusqu’alors, figeant les notions de légalité et de légitimité.
Selon la célèbre thèse de Benjamin, c’est précisément ce que le pouvoir constitué craint face à une révolution : l’émergence d’un nouveau droit qui rendrait le précédent caduc et illégitime. Curieusement, la peur de la révolution n’est pas celle de sa violence éventuelle, mais celle de la puissance de la nouvelle juridicité qu’elle produit.
Mais cela signifie qu’aucun changement politique et social radical ne peut être réalisé en répétant, encore et encore, les logiques mêmes que ce changement vise à transformer. Ce n’est pas par un « progressisme » ou un « réformisme » tiède que l’on y parviendra, car le système dominant n’est ni progressiste, ni réformable, et son histoire n’est pas linéaire. Et nous ne disons pas que l’histoire n’a pas d’importance. Au contraire, nous disons que l’une des grandes leçons de l’histoire est que ses « modèles » de référence s’expriment toujours de manière différente.
Pour le dire de manière imagée : aujourd’hui et ici, la date du 17 octobre ne nous est pas plus utile que la date du octobre 17, et vice versa. Il s’agit bien sûr de deux conceptions différentes de ce que ce changement radical devrait signifier, l’une contre toutes les formes de capitalisme, l’autre non. Ce sont des symboles historiques qui peuvent être conservés pour ce qu’ils définissent de ces différentes conceptions, mais qui, dans chaque situation concrète, sont remplis de déterminations précises. Ils indiquent des objectifs généraux qui orientent, mais ne prédéterminent pas, la canonique « analyse concrète de la situation concrète ». C’est elle qui, répétons-le, peut produire l’événement qui transforme la logique du processus dans son ensemble.
La première étape d’une telle démarche est la reconnaissance des conditions de notre époque et l’établissement de priorités, de besoins et d’urgences. Nous ne pouvons plus nous comporter comme si nous vivions dans une démocratie « normale ».
En réalité, nous n’avons jamais connu une telle « normalité » : tout ce que la démocratie dite bourgeoise nous avait assuré pouvoir satisfaire - nourriture, éducation, soins de santé - a été laissé de côté à maintes reprises et atteint aujourd’hui le niveau d’une véritable catastrophe. Et ce ne sont pas seulement les besoins fondamentaux et la santé physique qui sont en état de catastrophe, mais l’équilibre psychique lui-même. La société est littéralement rendue folle.
Ajoutons à cela quelque chose que notre professeur et ami León Rozitchner (né il y a un siècle, comme nous le rappelons également sur ce site) signale depuis des décennies : la Terreur qui, installée dans les années 1970, n’a jamais disparu. Il y a quarante ans, nous avons retrouvé la démocratie, certes, mais une démocratie terrorisée, comme pour dire qu’elle ne s’est jamais complètement remise d’un « traumatisme » qui revient sans cesse de la chose réprimée, paralysant la société.
Au milieu de cette tragédie sociale, économique, politique, culturelle et autre, nous ne pouvons pas nous permettre de confondre nos priorités.
Pour ne citer qu’un exemple - qui est loin d’être le seul : mettre autant d’énergie dans les affaires internes d’un parti qui est, lui aussi, en franc déclin revient à essayer de jouer une nouvelle partie de canasta [1] dans la salle à manger du Titanic. Nous avons devant nous une tâche immensément plus grande, celle de ramener la Liberté avec ce que nous avions l’habitude d’appeler ses mots frères, à une époque de dégradation abjecte de la langue, y compris, bien sûr, de nos langues politiques. La génération d’une nouvelle loi pour notre polis - comme l’auraient dit ces anciens Athéniens qui ont inventé cet étrange concept mixte de demos-kratos, c’est-à-dire le pouvoir du peuple - commencera par le contraire de l’affirmation de l’existant, par le contraire de la pensée « positive ».)]
Nous avons en effet trop de positivités qui nous écrasent : celle des puissances économiques et financières, celle des cliques politiques qui les représentent directement ou sont trop lâches pour les affronter, celle des médias et des réseaux (a)sociaux, et ainsi de suite, sans oublier la Terreur et l’état de semi-folie auquel nous faisions allusion tout à l’heure. À cet écrasement du positif ne peut s’opposer que ce que l’on appelait jadis la dialectique critique, qui suppose une négativité matérielle fusionnant la pensée et l’action. Heureusement, cela commence à se faire. Mais il faut faire très attention au risque que les différents mouvements se développent dans un parallélisme qui pourrait les conduire à s’épuiser. La convergence et l’articulation de leurs diversités sont essentielles si nous voulons donner naissance à une nouvelle légalité et à une autre légitimité.
Notes
[1] La Canasta est un jeu de cartes d’origine uruguayenne qui s’est popularisé à une vitesse surprenante sur tout le continent américain. Il s’agit de jeter les cartes que l’on a en main, de les étaler sur la table pour former des combinaisons de sept cartes, la « Canasta », et d’atteindre le minimum de 5 000 points requis pour remporter la partie avant ses adversaires, en plusieurs parties partielles.