On peut s’interroger sur les raisons qui poussent le Président de la République, François Hollande, à relancer le débat sur la déchéance de la nationalité et, qui plus est, à l’étendre aux binationaux qui ont toujours été français.
Car, c’est bien là le problème fondamental : il s’agit désormais d’ôter la nationalité à des « Français de naissance », en les refoulant dans une nationalité d’origine qu’ils n’ont guère eu l’occasion de pratiquer.
Une telle mesure induit implicitement l’idée qu’ils ne sont pas vraiment français ou, pire encore, que leur origine étrangère (algérienne, marocaine, tunisienne, turque, etc.) expliquerait leurs trajectoires criminelles et terroristes.
En somme, le fond du débat ne porte pas tant sur le bienfondé de la décision de déchoir ceux qui commettent des actes terroristes que de tracer une distinction imaginaire entre « Français de naissance » issus de familles immigrés et « Français de naissance » issus de familles françaises dites « de souche ».
Une telle évolution du droit viendrait à établir une échelle de francité ou de pureté identitaire et à décider les sanctions pénales en fonction de celle-ci. Dès lors, le débat n’est plus simplement d’ordre juridique (comment punir efficacement les terroristes ?) mais aussi idéologique et normatif (faut-il punir davantage les Français d’origine étrangère que les Français « pur jus » ?).
Nous percevons là une évolution pernicieuse du droit français qui introduirait une véritable rupture avec notre tradition juridique libérale et républicaine qui jusqu’à présent raisonnait en terme de « responsabilité individuelle », glissant ainsi vers une forme de « responsabilité collective ».
Dans cette perspective, les Français binationaux sont traités en responsables indirects (ou collatéraux) des actes terroristes commis sur le territoire français, d’où les injonctions multiples à devoir prendre publiquement leur distance à l’égard des « terroristes islamistes ». C’est bien à ce niveau qu’il convient de situer le débat sur les projets de déchéance de la nationalité à l’égard des binationaux nés français : d’une peine individuelle sur le plan juridique, on glisse inévitablement vers une peine collective sur le plan symbolique, sans qu’on parvienne à maitriser les effets de stigmatisation qu’une telle évolution est susceptible de produire sur les esprits chagrins.
D’une part, elle jette l’opprobre sur la communauté des binationaux en France de manière générale, en même temps qu’elle induit un régime distinctif de traitement des terroristes (quid des terroristes franco-français ?).
D’autre part, avec la déchéance de nationalité pour terrorisme, la France veut se débarrasser de ses trublions dans des Etats « poubelles » : quid des voix des différents pays concernés en la matière comme la Tunisie, l’Algérie, le Maroc… ? Est-ce là l’ambition de la politique internationale en matière d’anti-terrorisme ? Quid des citoyens d’Outre-Méditerranée qui ne veulent pas accueillir, même symboliquement, ces dangers publics (morts ou vifs), en sachant qu’ils se débattent déjà avec leurs propres problématiques de jeunesse et de terrorisme (Tunisie), et de la mémoire traumatique (Algérie) ?
Pourquoi jouer sur le registre de la nationalité, en prenant le risque de réveiller les vieux démons identitaires ? La France n’est pourtant pas dépourvue d’un droit pénal antiterroriste. Celui-ci n’a cessé de se densifier et se perfectionner ces trente dernières années. Depuis la loi du 9 septembre 1986, plus d’une vingtaine de textes ont été adoptés par le législateur qui ont contribué à accroître la sévérité des peines, à étendre le périmètre en créant de nouvelles infractions terroristes et surtout à assouplir le cadre procédural afin de faciliter le travail des différents acteurs sécuritaires et judiciaires impliqués dans la lutte antiterroriste. Le nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994 pour remplacer celui de 1810 consacre même un chapitre entier au terrorisme.
Le plus grave étant qu’en manipulant constamment la question de la nationalité sur le terrain du terrorisme et de la sécurité, on aboutit à la dévaloriser, en la réduisant au registre instrumental et répressif (« une nationalité à points » comme le « permis à points » en quelque sorte).
De manière paradoxale, les surenchères politiques et électoralistes autour de la nationalité contribuent à sa désacralisation, et au lieu d’en faire un levier de mobilisation collective autour de valeurs communes, elles la fragilisent. C’est précisément ce que recherchent les apprentis sorciers du terrorisme : transformer la nationalité française en instrument purement répressif et sécuritaire braqué sur une communauté particulière, en espérant la persuader qu’elle n’a plus vraiment sa place en France.
Ainsi, même si cela peut paraître surprenant, le fait de persister à considérer les terroristes binationaux, nés et socialisés sur notre territoire, comme des jihadistes « 100 % made in France » est sans doute la meilleure façon de nous responsabiliser collectivement face au défi de la violence radicale et, dans la foulée, de délégitimer leur récit funeste et mortifère.