Le syndrome de Stockholm fonctionne aussi dans le système d’information
Attestant que toute prise de pouvoir commence par le contrôle de l’expression, le tri sélectif opéré par la présidente de l’IVD dans le choix des témoignages sur la répression de la liberté de presse depuis l’Indépendance, n’a pas pour autant occulté ce que fut au quotidien l’immolation symbolique des journalistes.
Malgré des récits parfois décousus ou quelque peu fastidieux, tous les témoins rapportèrent dans le détail leur saignée à blanc dans l’exercice de leur métier de journaliste. Car ce ne furent que larges ratures de leurs écrits, papiers jetés en boule à la poubelle, pressions téléphoniques, persécutions de petits chefs, humiliations et mises au placard, menaces et surveillance de leurs vies privées, et pour quelques uns licenciements et traversées du désert.
Bien sûr n’exagérons rien, les rapports de Reporters sans frontières ne mentionnent pas pour la Tunisie, à l’inverse d’autres pays, des exécutions sommaires, des disparitions dans le trou noir de l’Histoire, des Goulags interminables, ni même des journalistes par dizaines jetés au cachot ou décapités et démembrés comme dans ces pays si chers à notre classe dirigeante que sont la Turquie et le Royaume d’Arabie.
Mais il y eut un continuum douloureux d’une lente asphyxie, la mort par étouffement et le pire, la meurtrissure intime d’une autocensure que chacun s’infligeait parce qu’après tout il faut bien survivre.
Ce fut particulièrement sinistre sous les années de plomb de la tyrannie de Ben Ali, mais les témoins évoquèrent aussi la résistance qui conduisit progressivement à la création du Syndicat national des journalistes tunisiens, un difficile cheminement concomitant du soulèvement qui se faisait jour dans le Bassin minier, dans le regroupement de jeunes, dans les escarmouches des blogueurs, dans des collectifs qui s’organisaient autour des syndicats et des partis politiques d’opposition.
Depuis longtemps déjà sur Internet, cette résistance locale se trouvait appuyée par des sites d’information alternative, censurés évidemment mais qui trouvaient malgré tout leur accès clandestin et dont je citerai en particulier TunisNews, Nawaat, et mon propre journal en ligne, Alternatives citoyennes.
Les témoignages n’intégrèrent pas cette résistance dans le contexte général d’une époque épique, comme si la révolution avait éclos spontanément en janvier 2011, alors qu’elle avait été travaillée de longue date, quelquefois même in situ par des rébellions sporadiques dont je voudrais citer particulièrement celle de l’équipe du Maghreb, dont le directeur Omar S’habou fut jeté en prison, celle de l’équipe d’El Mawqef, organe du parti RSP de Nejib Chebbi, celle de l’équipe d’Ettariq El Jadid, organe du mouvement Ettajdid, dont les locaux furent souvent assiégés par la police, les journalistes pris en filature, menacés, empêchés de travailler et de vivre.
Suivant à travers Internet la séance finale de l’IVD, loin de mon pays et déconnectée par l’âge et mon retrait de toute vie publique, j’avoue que j’ai vécu dans une souffrance mélancolique cette immersion dans un passé que j’ai partagé pendant si longtemps et duquel je ne crois pas pour ma part qu’aucune réconciliation, aucune « moussalha », ne puisse apaiser la blessure, parce que ce fut un enfoncement dans un caveau et parce que la dignité de toute personne se condense avant tout dans sa liberté de pensée.
Je ferai une mention spéciale du témoignage qui m’a le plus émue, celui de Soukeïna Abdessamed, journaliste à la Télévision nationale et à Ettariq El Jadid, parce qu’elle relata avec des mots simples et véridiques, et sa sensibilité de femme, l’exercice de son métier au plus près de son vécu.
Mais elle fut surtout la seule à transgresser le seuil infranchissable imposé par la présidente de l’IVD de ne pas attaquer les intouchables post-révolutionnaires : « ne touchez pas à mes potes d’aujourd’hui » semblait dire – du reste tout au long de sa conduite de l’Instance Vérité et Dignité – celle qui fut pourtant par le passé une journaliste de gauche, une féministe.
Alors voilà comment il faut interpréter le message final de l’intervention de Soukeïna Abdessamed, adressé particulièrement aux jeunes journalistes : bien qu’aujourd’hui la situation de la liberté de presse soit incomparable, n’oubliez pas que rien n’est jamais acquis et que, même au cœur du système d’information, le syndrome de Stockholm peut aussi fonctionner, qui retourne les victimes d’hier en sympathisants des bourreaux d’aujourd’hui.