Ou l’extension du domaine de la lutte dans les habits neufs de la politique !!!
Avec le printemps, ont bourgeonné de nouvelles initiatives citoyennes lassées de la sclérose et de l’inefficacité des partis et décidées à faire de la politique autrement.
Il y a quelques semaines j’ai présenté à ma manière le mouvement Mouwatinoun animé, entre autres, par la journaliste Neziha Rejiba/Om Zied et par la magistrate Kalthoum Kennou. Voici le tour de 3ich Tounsi, de l’Union Nationale des Indépendants, de Qadiroun et de T7rarek, qui retiennent particulièrement mon attention parce que ces initiatives participent à l’extension du domaine de la lutte, dans les habits neufs de l’engagement politique, celui de la démocratie participative.
3ich Tounsi se présente d’abord comme une plateforme questionnant les attentes des citoyens, non pas autour des problèmes de consommation ainsi que cette dénomination pourrait l’indiquer, mais autour des aspirations sociales et politiques des Tunisiens. Cette plateforme, réalisée sur le modèle du grand débat organisé en France à la demande d’Emmanuel Macron répondant aux revendications des Gilets Jaunes, se flatte d’avoir recueilli 400.000 participations. Impossible à vérifier.
Il en résulte douze mesures soumises à la population - pourquoi douze et pas quatorze ou neuf ? - une sorte de shopping list, un catalogue de revendications élémentaires avec lesquelles tout le monde est d’accord, car comment ne pas consentir à la sanction des spéculateurs et des trafiquants, à la punition du braqueur dans le métro ou au licenciement du fonctionnaire corrompu…
La manipulation électorale de cette fiche de revendications immédiates des citoyens, ni hiérarchisée, ni organisée, ni approfondie dans une réflexion en amont ou en aval de chacune de ces aspirations, pourrait servir de manifeste d’appui à un mouvement populiste. Le coordinateur de ce mouvement, du moins celui que les médias mettent en avant, est Selim Ben Hassen.
Il ne m’est pas inconnu car déjà en 2009, alors qu’il achevait son cursus à Sciences Po Paris, il s’était piqué de s’instituer en médiateur entre l’opposition tunisienne et le pouvoir de l’époque. Son initiative, encouragée par son institution universitaire et par les médias France 24 et TV5, avait eu un certain succès bien qu’elle fût boudée par les deux chefs de l’opposition d’alors, Ahmed Brahim d’Ettajdid et Hamma Hammami du PCOT, très méfiants.
Voici que ce jeune homme (35 ans environ) récidive, et c’est bien de son droit d’initier avec d’autres un mouvement d’activistes indépendants qui pourrait bien aller jusqu’aux élections. Là où je m’interroge circonspecte, c’est sur le fait que cette initiative se mène « la main dans la main » avec la fondation Rambourg qui la finance, et qu’il me semble pouvoir y subodorer « la main invisible » de la France macronienne.
Cette fondation est en effet l’œuvre d’un ancien trader qui aurait mis sa fortune au service de la campagne du candidat Macron. Mais l’épouse de Guillaume Rambourg est une franco-tunisienne, Olfa Terras Rambourg, surgie il y a quelques années dans l’espace de la société civile tunisienne et qui s’active de manière très positive, en finançant des ateliers d’expression artisanale ou culturelle et des manifestations sportives auprès des femmes et des jeunes habitants des hameaux aux confins des collines où rodent les terroristes : c’est un excellent poste d’observation sociologique et d’immersion dans la population.
On prête à Olfa Rambourg la réalisation d’un fichier d’informations sur les électeurs et d’ailleurs, si j’en crois quelques chroniqueurs des radios tunisiennes sollicités par la plateforme 3ich Tounsi, le questionnement sur leurs données personnelles est très intrusif. Olfa Rambourg, très à l’écoute des potentialités d’une jeunesse dynamique et bien implantée dans la Tunisie profonde, serait très active du matin au soir au local de 3ich Tounsi, et quelques observateurs lui prêtent des ambitions électorales. Pourquoi pas ? Dans les quelques mois à venir, ces intentions devraient se préciser et je me contenterai de conclure comme la maman de Selim Ben Hassen il y a trente ans, une avocate groupie de Bourguiba, wait and see.
Moez Bouraoui est aussi un homme jeune, pas encore la cinquantaine, surgi lui aussi dans le champ politique après la Révolution. Cet ingénieur de formation de l’Institut de Versailles est un architecte du paysage et de l’environnement. Le voilà pourtant créant avec d’autres de toutes pièces, l’ATIDE une association pour l’intégrité et la démocratie des élections, soucis qui l’honorent et à propos desquels il a dû être bien briefé par des institutions ad hoc.
Il s’est montré en effet très pertinent, rigoureux et précis lorsqu’il intervint à propos des exigences des deux dernières élections, très à l’aise sur les plateaux, très expansif et déjà il manifestait la tentation du politique. Il passe la première étape de l’activisme à l’exercice de la politique publique, en devenant conseiller de la nouvelle municipalité de La Marsa.
Voilà qu’aujourd’hui il devient le coordinateur d’une Union nationale des indépendants qui regroupe d’autres petites initiatives citoyennes, dont Ncharek et Qadiroun. Aucun programme n’est annoncé en dehors de l’application d’une démocratie participative, sur la foi de laquelle cette Union devrait faire le tour du pays en vue de se faire connaitre dans une perspective électorale. Moez Bouraoui, pour l’instant seul à parler, se voit fort du même succès que celui recueilli par les listes indépendantes aux élections municipales alors que depuis, chacun sait que nombre de ces indépendants n’étaient que le faux nez d’Ennahdha.
Cité comme membre de cette Union, Qadiroun est une initiative plus précise. Sa moyenne d’âge autour de 65 ans lui est un handicap à l’heure du « jeunisme », mais elle souligne en creux le capital d’expérience de ses organisateurs et de ses membres. Ce sont de hautes compétences, souvent des universitaires, des ingénieurs, de hauts cadres de l’administration, des banquiers, des économistes, de grands agriculteurs, en somme l’élite de la classe moyenne supérieure. De manière encore plus prononcée que la précédente initiative, ce mouvement de citoyens indépendants caractérise une gentrification de l’engagement politique dont le recrutement, très urbanisé, prospecte dans la high middle class.
Parmi les personnalités de Qadiroun qui pour l’instant restent dans une certaine discrétion, préférant mettre en avant la dynamique, je m’arrête inévitablement sur les noms d’Ahmed Nejib Chebbi et de Mahmoud Ben Romdhane. Tous deux sont des figures de la résistance au régime de Bourguiba et encore plus de Ben Ali.
Le premier, qu’on ne présente plus, fut le chef d’un parti politique, le RSP devenu PDP puis El Joumhouri, l’expression d’une Gauche plutôt nationaliste arabe du moins au départ, essentiellement sociale et démocratique. La longue carrière politique de Nejib Chebbi, malgré quelques revers, sa distinction ainsi que ses relations nationales et internationales, devraient le porter à 75 ans à cibler d’emblée la plus haute charge de l’État.
Mahmoud Ben Romdhane, 71 ans, pour être un intellectuel, n’a jamais dédaigné de s’engager en politique : économiste de l’UGTT au départ, il s’en éloigne beaucoup trop à mon goût aujourd’hui mais il fut de toutes les batailles au côté des mouvements de Gauche et des droits humains, premier président d’Amnesty International en 1995 puis impliqué dans la Moubedra contre Ben Ali en 2009 au côté du mouvement Ettajdid. Tous les deux ont été ministres après la Révolution, Nejib Chebbi au Développement régional et Mahmoud Ben Romdhane aux Transports puis aux Affaires sociales.
Au même titre que les autres organisateurs ou membres de Qadiroun, ce sont des compétences de haut vol, prêts et en capacité de gouverner, sans doute dans une optique très libérale mâtinée de keynésianisme et je vois bien pour ma part – mais peut-être y ont-ils déjà pensé - un ticket crédible pour la présidence de la République et pour la conduite du gouvernement, respectivement de Nejib Chebbi et de Mahmoud Ben Romdhane.
Du reste, ce dernier ne se prive pas d’attaquer frontalement Youssef Chahed, l’accusant d’instrumentaliser les moyens de l’administration et de couvrir la corruption qui financerait son futur parti Tahya Tounes. Ce faisant, Mahmoud Ben Romdhane court dans le même couloir que Samia Abbou et on suppose que, comme elle et Mohamed Abbou, l’ancien ministre Mahmoud Ben Romdhane détient des pièces à conviction.
L’ensemble de l’initiative fondée également comme un mouvement main propre, devrait séduire les organisations et les représentations internationales où nombre de ses membres sont très introduits et respectés. Par rapport aux autres petites formations citoyennes, Qadiroun présente la particularité de vouloir se lancer à la conquête des Présidentielles et des Législatives en jonction avec les partis politiques, dans un positionnement de centre Gauche démocratique et social.
Un autre homme toutefois, évidemment parmi les challengers de Youssef Chahed, risque de barrer la route à ces prétendants. Bien qu’il soit à lui seul une institution, il vient de lancer le mouvement T7arek jusqu’ici fantomatique mais je ne doute pas qu’il ait de nombreux fans. Il s’agit de Omar Mansour, haut magistrat, doyen des juges d’instruction et procureur de la République sous l’ancien régime puis ministre de la Justice après la Révolution et gouverneur de l’Ariana et du grand Tunis jusqu’à son limogeage il y a dix-huit mois après qu’il fut vu en très conviviale compagnie, celle du leader de la Ligue de protection de la Révolution du Kram ouest, de sombre notoriété.
Omar Mansour vient de sortir du bois et comme tout le monde, il entend rassembler autour de sa personne mais pour l’instant il n’a d’autre programme que « tout refaire ». Au souvenir de sa désincrustation au Karcher des trottoir du Tunis encombrés des étalages de produits de contrebande, ce qui lui a valu l’adhésion de tous les petits commerçants réguliers (une amorce de poujadisme), on peut dire que cet homme d’autorité s’y connait en nettoyage. Ça promet !
Au marché des initiatives citoyennes, il y a à prendre et à laisser. Chacun se fera son idée. Mais ces formations-là témoignent d’une dynamique de la société civile qui s’amplifie à l’approche des élections. Ces entreprises très mobiles viennent toutefois compléter un paysage politique pléthorique et risquent de le brouiller davantage.
C’est trop pour un petit pays qui n’est pas l’Indonésie et encore moins l’Inde. Faire de la politique autrement oui, mais quel programme de gouvernance pour cette extension du domaine de la lutte dans les habits neufs de la démocratie ?