On a vu, à l’occasion de la visite de Macron en Algérie, sur les réseaux sociaux, dans les médias, un déferlement d’expressions de rejet et d’hostilité à l’égard de la France et de son président. Ce mouvement semble toucher toutes les franges et les générations de la population, au point qu’il apparait comme un véritable sentiment collectif.
Bien sûr, on peut l’attribuer à l’école et au matraquage médiatique, mais vu son ampleur et sa durée (rappelons-nous les slogans du Hirak) il est incontestable que nous avons là un phénomène structurel de nature sociologique et culturelle nécessitant une explication.
Pour ma part, et sans préjuger de ce que pensent les spécialistes, je crois que nous sommes là en présence d’ un héritage mémoriel de la longue durée, il imprègne la constitution de l’Être algérien se transmettant de manière consciente ou inconsciente de génération en génération : le refus de la « hagra ».
Ce sentiment a fait suite en 1830 chez les Algériens à l’agression française, injustifiée, barbare, destructrice. Ils ont vu comment un État techniquement, économiquement, militairement plus fort, devenu vainqueur, a usé de sa puissance pour déposséder, dépouiller, asservir, déshumaniser tout un peuple et le livrer pieds et poings liés à la piétaille venue d’Europe.
Ce que les gens ne comprenaient pas, c’est pourquoi les Français prétendument civilisés les traitaient avec une telle barbarie, reléguant les uns au statut de sous-humanité et attribuant aux autres tous les privilèges, (justice musulmane, code de l’indigénat, impôt arabes, loi sur l’état civil).
Imaginez l’Algérien de 1870, qui voit la terre de ses ancêtres, ses oliviers, ses jardins, son chemin et sa part de ciel, ses ruisseaux, ses forêts ses paysages passés entre les mains d’un Alsacien ou d’un Breton et qui sitôt installé, se comporte en nouveau maitre, plein de morgue et de mépris pour celui dont il vient de s’approprier indument les biens.
Cette souffrance-là, faite de peur, de sang et d’exil, où se mêlent misère morale et physique, ne peut s’oublier, elle devient forcément en raison de ses terribles traumatismes durant 132 ans, une composante essentielle de la conscience de l’être algérien et de sa mémoire profonde.
Plusieurs fois j’ai vu ma mère pleurer en silence et quand je lui demandais la raison…elle me donnait toujours la même réponse : « Hagrouna… França hagratna ». La famille de ma mère a tout perdu ses hommes, ses biens et son prestige à cause des colons. Et quand son mari a décidé de rejoindre le maquis en 1955, elle n’était pas peu fière de son homme.
C’est cette souffrance-là, portée de génération en génération et jamais apaisée qui sans doute trouve à s’exprimer aujourd’hui dans la colère des jeunes et des moins jeunes contre l’ancien colonisateur. Eux non plus ne comprennent pas pourquoi, 60 ans après l’indépendance, on continue en France à les insulter et à les stigmatiser à longueur d’antenne.
Quand des politiques français hurlent leur haine contre les Algériens à chaque élection, il est évident que cela leur vient d’une culture de la longue durée, celle des premiers colons à l’égard de leurs bougnoules de service. Et quand Bigeard fait éclater le repaire de Ali La Pointe et Ptit Omar, ou quand ses troupes asphyxient les réfugiés des grottes de Sid Aich, il reproduit exactement ce qu’a fait avant lui Pélissier avec les Ouled Riah.
Nous sommes là dans un continuum idéologique et culturel devenu encore plus toxique avec le déclin de la France. Avec la montée en puissance de l’extrême droite et sa notabilisation, il risque de se métastaser à la faveur des crises multiformes dont l’Europe est le théâtre. N’avez-vous pas remarqué que le sujet colonisation revient plus souvent dans le débat en France ? Que faute d’être relancée par les Algériens, il y a toujours là-bas un nervi pour nous rappeler que cette histoire n’est pas encore terminée. Que faute de massacrer les « indigènes de Baba El Oued » ce sont ceux du 93 qui risquent d’en faire les frais?
Pourquoi devons-nous nous soumettre à l’obligation de la réconciliation avec ceux qui refusent jusqu’à reconnaitre que le crime de Blida ou celui des Aouffia a bien existé alors que des dizaines de livres depuis celui du baron Pichon à celui de Charles André Julien les ont largement documentés ? Nous ne demandons ni repentance ni « sidi zekri », mais simplement justice.
Car à ce moment-là, moi je repense aux larmes de ma mère et de sa mère et de la mère de sa mère mortes sans avoir pu goûter à la satisfaction de voir « Elhagarine » reprendre la mer.