I- Introduction
J’ai voulu parler du Japon, parce qu’il marque une étape importante charnière dans l’existence de Marguerite Yourcenar : enfin, libérée de l’emprisonnement insulaire volontaire qu’elle s’est imposée dans sa demeure de « Petite Plaisance ». Elle y a passé dix années immobiles, comme son personnage de Zénon, dans L’Œuvre au Noir, qui retourne définitivement à Bruges, et s’y fixe vingt années durant, jusqu’à sa mort suicidaire, dans sa cellule de prison, quand il dit qu’ : « on ne doit pas mourir avant d’avoir fait le tour de sa prison »1 , à l’instar de sa créatrice qui fera le tour du globe terrestre, en s’évadant dans les recoins du monde après le décès de Grace Frick- sa compagne et traductrice- survenu en novembre 1979.
A partir de la nouvelle décade – les années 80 – elle sillonnera le monde et trouvera un nouvel compagnon : Jerry Wilson, un jeune homme de l’Arkansas âgé d’une trentaine d’années portant une boucle à l’oreille, journaliste de formation et parlant impeccablement le français. Et c’est au cours de ce voyage au « pays du soleil levant »que Yourcenar nous livrera deux aspects importants de sa pensée et de son intimité, en exposant son point de vue sur l’amour, sur le sentiment d’Hadrien envers Antinoüs, ainsi que des fragments de sa souffrance personnelle. Mais nous ne saurons jamais l’exacte vérité des faits et les confidences intimes de son écriture et de ses réflexions, que lorsque sa correspondance personnelle, scellée dans le fond des archives secrètes de la Bibliothèque de l’Université Harvard a Boston, sera enfin descellée et livrée au regard avide du grand public en 2012 ; 25 ans après sa mort comme elle l’a décidé elle-même.
II-Immobilité et mouvement:
Il s’avère donc qu’après la mort de Grace et après une décennie d’immobilité, Marguerite Yourcenar est saisie d’une terrible envie de voyager, de faire le séjour en Egypte auquel elle a dû renoncer en 1964 ; de découvrir enfin l’Inde et le Japon, auxquels elle s’est de plus en plus intéressée grâce à une documentation érudite, longuement élaborée pendant son assistance à sa compagne gravement alitée. Elle a même commencé à apprendre un peu de japonais, ce qui lui permettra de traduire les Cinq No modernes de Yukio Mishima, en collaboration avec Jun Shiragi, qui était traducteur chez Gallimard en 1984. Marguerite Yourcenar arrive à Paris le 17 décembre 1980 ; où elle a rendez-vous avec Yves Saint-Laurent qui a dessiné sa tenue d’académicienne et la lui a offerte vu son prix onéreux. Elle est donc reçue à l’Académie française le 22 Janvier 1981, en présence du président de la république, M. Valéry Giscard D’Estaing et prononce l’éloge de Roger Caillois, assez superbe d’ailleurs, sur les pierres et le minéral. Il est de notoriété publique que M. Jean D’Ormesson a été la cheville ouvrière de l’élection de Yourcenar comme membre de l’Académie française, le 6 Mars 1980.
C’est en octobre 1982 que Marguerite Yourcenar et Jerry Wilson arrivèrent au Japon où ils séjournèrent jusqu’à la fin de l’année, avant de partir pour l’Inde et la Thaïlande que Yourcenar avait déjà visité par le passé dans des circonstances plus enjouées.
D’ailleurs, Le Tour de la Prison, rassemble 14 textes inédits où Yourcenar évoque ses derniers voyages, principalement celui du Japon auquel correspond son adage : « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain ». Adolescente, Yourcenar eut souvent à entendre cette savoureuse répartie paternelle, lorsque surgissaient les difficultés. Ce bon mot était celui d’un nomade … C’est avec son père, Michel de Crayencour, que Yourcenar a fait ses premiers voyages et sans doute fut-il à l’origine de cet engouement pour la « contemplation mouvante »2 qu’elle cultiva jusqu’à la fin de sa vie et qui était « un besoin aussi puissant que le désir charnel »3 . Certes, c’est dans ce recueil d’inédits posthumes inachevé, que les éditions Gallimard publieront en février 1988, que se trouvent rassemblés des récits et des réflexions relatifs à ses dernières pérégrinations : le Canada (de Montréal à Vancouver) et les Etats-Unis (San Francisco et la Louisiane). Mais c’est à son périple au Japon - un séjour qui a duré exactement deux mois, d’octobre à décembre 1982- que le volume est presqu’entièrement consacré : on y perçoit les mœurs de Tôkyô et de Kyôto ainsi que l’intérieur des sanctuaires bouddhistes ou shintô, entourés des jardins sacrés.
III- Attraits littéraires :
La littérature traverse d’un bout à l’autre le but de ce périple dans l’île nippone. Il n’est pas hasardeux que le recueil s’ouvre par l’évocation d’un pèlerin qui vivait son présent comme une éternité : il s’agit de Bashô Matsuo (1644-1694) ; poète de haïku de la fin du 17ème siècle. Yourcenar a fait preuve de son intérêt pour Bashô pendant son séjour au Japon en 1982 ; d’abord par le souvenir du recueillement sur sa tombe, puis par la rédaction de l’article « Bashô sur la route ». C’est en 1689, à l’âge de 45 ans, que Bashô entreprend le voyage de La Sente étroite du bout du monde ; qui commence justement sous le signe de l’exil. A travers la comparaison de son voyage à l’exil de Genji ; il insiste non seulement sur la tristesse du départ et de la séparation, mais encore plus sur le besoin que le désir du voyage, qui d’après lui, était étroitement lié à un projet artistique. Il n’est pas surprenant que Yourcenar ait reconnu chez Bashô l’image parallèle et identitaire du Zénon de l’Œuvre au Noir. Mais semblable à cet alchimiste du siècle de la Renaissance, le poète japonais a voyagé pour l’accomplissement de son art, considérant le voyage comme une mission rédemptrice. Là où Bashô pense à l’exil, Yourcenar pense au « Tour de la Prison », qui évoque cette fameuse phrase de Zénon : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? »4 . Le terme « prison » fait penser à la claustration et aux contraintes vécues par l’écrivaine dans sa demeure américaine.
Pour Bashô comme pour Zénon, la retraite ainsi que les pérégrinations – surtout ceux de La Sente étroite – étaient un exil à la fois dans le temps et dans l’espace, constamment sous-tendus par l’amour et l’admiration d’anciens poètes. Ici, le voyage de Bashô rejoint le voyage de Yourcenar car leur intention était d’entrer en contact avec les âmes des anciens et d’affirmer dans cette intériorité leur propre identité en tant qu’artistes. Il est certain que Yourcenar et Bashô se sont rencontrés sur la même route, cette sente étroite qui mène vers la zone immuable qu’on appelle l’Art.
Ainsi, nous demeurons « accrochés » à l’intérêt de Yourcenar pour la littérature japonaise puisque deux autres écrivains ont marqué particulièrement son parcours littéraire. Il s’agit, d’une part, de Murasiki Shikibu, auteure du Dit du Genji monogatori ; écrivaine du XVIIème siècle qui a inspiré à Yourcenar la nouvelle : Le dernier amour du Prince Genghi. Et, d’autre part, Yukio Mishima à qui elle a dédié son essai : Mishima ou la Vision du Vide, en souvenir de la promesse qu’elle lui avait faite, in articulo mortis, de visiter le Japon et de thésauriser ses trésors et ses beautés. Tel un Ulysse succombant à ses tentations, Yourcenar emprunte la route tortueuse de la connaissance, afin d’accéder à un apaisant rivage intérieur. Mais Ulysse, lors de son accablant périple, avait souvent proféré qu’il n’ « y a pas d’autre Ithaque qu’intérieure », probablement parce qu’elle demeure contingente. Il y a la possibilité que le retour d’Ulysse ne s’accomplisse pas, qu’Ithaque n’existe pas hormis dans son for intérieur… Tout comme Zénon et Hadrien mourants, Ulysse est ressuscité en reprenant enfin ses esprits au cours de son retour de l’exil. Mais nous ne saurons jamais la vérité de ces voyages mythiques, Yourcenar le ressent aussi profondément pour son personnage favori : « C’est aussi loin qu’on peut aller dans la fin de Zénon »5 ; dévoilant l’équivocité des mots qui s’envolent ; alors que les traces restent et que les voyages demeurent impénétrables.
Par ailleurs, se manifeste l’intérêt précoce de Yourcenar pour les auteurs classiques japonais, découverts à travers les traductions anglaises d’Arthur Maley. L’écrivaine du XIème siècle, Murasiki Shikibu que Yourcenar tenait comme une grande romancière et le poète et acteur de nô, Zeami, ont en partie installé Les Nouvelles Orientales et les pièces de théâtre. Cet attrait pour les thèmes littéraires orientaux s’est également nourri de la lecture d’auteurs contemporains, de Tanizaki à Kawabata ainsi que l’œuvre fascinante et le destin héroïque de Yukio Mishima, un écrivain témoin du Japon épique. C’est du reste lors de ce séjour de 1982 qu’elle a entrepris la traduction des Cinq nô modernes, et qu’elle a visité « la maison du grand écrivain », dont elle évoque à nouveau le suicide, un acte qui la répugne et la fascine à la fois, au point de le décrire intégralement dans son texte posthume.
Ce recueil accorde une large part aux différentes formes du théâtre japonais : marionnette du bunraku, théâtre nô et Kabuki. Incontestablement, cette dernière expression a eu la faveur de Yourcenar. Ainsi exprime-t-elle son admiration pour le remarquable acteur de Kabuki, Tamasaburô, qu’elle a rencontré à trois reprises lors de son séjour. Un autre texte raconte minutieusement la célèbre histoire du rônin, samouraï du début du XVIIIème siècle, adaptée au théâtre par Chikamatsu. C’est au Japon, dit-elle au terme de quelques 42 heures de séance de Kabuki, que l’appétit de l’art théâtral, perdu par les « interprétations farfelues » de la bonne scène occidentale, lui a été pleinement rendu.
1) Les nô :
Mais en ce qui concerne le nô, ce sont davantage les textes et l’esprit plutôt que les représentations de ce genre, qui l’ont profondément marquée, ainsi que nous les révèlent ces propos yourcenariens : « On ne dira jamais assez que les nôs constituent l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel »6 ; il s’avère que Claudel n’avait jamais assisté à un spectacle tout entier, préférant utiliser pour une bonne part le rapport d’un subordonné. Une autre légende assure que Mishima, admirable auteur de nôs modernes, ait dormi lors d’une représentation de nôs classiques. Notons que le texte de Paul Claudel, « Le Soulier de satin » ait été mis en scène, dans le même esprit dimensionnel de durée et d’épopée par le doyen du cinéma universel ; le portugais Manuel De Oliveira, 102 ans, dans une langue française châtiée, spectacle cinématographique ayant duré onze heures d’affilé.
2) Le fantôme de Mishima :
Dans Mishima ou la Vision du Vide ; Yourcenar analyse le seppuku – façon traditionnelle de se donner la mort par Hara-kiri ; en transperçant son épée dans le ventre – comme un moyen ultime de transmuter le réel dans la fiction. Dans Les Nouvelles Orientales, Yourcenar, visionnaire, entrait déjà en sympathie avec l’Orient : l’illumination provoquée par l’histoire de Comment Wang Fô fut sauvé pourrait nous éclairer sur le sens mystérieux de son appréhension de la mort de Mishima et sur l’impression de stupeur, supérieure à l’horreur sur laquelle le seppuku l’a laissée. Comme Mishima a imaginé sa mort sur le modèle du Japon d’autrefois : c’était un écrivain occidentalisé du « dehors » mais « du dedans » il était extrêmement japonais ; bien qu’il ait visité la Grèce antique et qu’il ait pratiqué la musculation pour ressembler aux jeunes éphèbes grecs, et donc à Apollon, son acte est devenu fictif et anachronique en 1970. C’est par la troublante réalité des fictions que Yourcenar, sans patrie et sans frontière, rencontre le fantôme de Mishima, préservant ainsi le mystère. Au fond, Yourcenar romancière, n’a peut-être jamais aspiré qu’à jouer ce rôle redoutable de gardienne d’un « dieu désarmé » comme l’était la Grèce d’Hadrien, comme l’était la Grèce que recherchait Mishima, comme l’est l’Art de nos jours. Femme du livre, en vérité, ne va-t-elle pas jusqu’à affirmer : « Mes premières patries ont été les livres » ; tout comme Brogés, mort en 1986, juste un an avant elle, qui disait : « Je me souviens plus des livres que j’ai lus que des évènements de ma vie et qui avait le même regard limpide et profond sur l’état des choses ». Il s’avère, pour ces deux regards d’écrivains, que le livre précède l’existence ; en même temps qu’il la renferme ou la consacre.
IV- Description détaillée du Voyage de Yourcenar au Japon :
Yourcenar fut au cours de la seconde moitié du XXème siècle, un parmi les plus honorables visiteurs du Japon, qui ouvrit ses « portes » après 200 ans de fermeture presque totale. Depuis, les voyageurs occidentaux n’ont cessé de s’étonner de cette exotique petite nation insulaire qui les accueillit, tantôt avec égards, tantôt avec méfiance, en multipliant souvent les malentendus : de Pierre Loti à Marguerite Yourcenar en passant par Jean Cocteau, l’anglaise Isabelle Bird et les américains Charlie Chaplin, Truman Capote et William Faulkner. Il se trouve que Marguerite Yourcenar a été, sans conteste de tous les visiteurs qui affluaient vers un Japon ouvert, la romancière « étrangère » la mieux préparée à cette visite ; puisqu’elle s’intéressait déjà depuis de nombreuses années à cette civilisation. Elle a même évoqué lors de ses entretiens avec Mathieu Galey, que Murasiki Shikibu- dont elle cite le nom avec respect et révérence - était « le Marcel Proust du Moyen Âge Nippon ». D’après elle, la littérature japonaise était « l’une des plus grandes », ajoutant que le théâtre nô l’avait beaucoup influencée lorsqu’elle avait écrit sa pièce : Le dialogue dans le marécage. Quelques années plus tard, elle traduisait en français plusieurs nôs modernes de Mishima ; mais elle lui avait d’ores et déjà consacré une longue monographie. Ainsi ; en 1982 alors qu’elle venait de fêter ses 79 années, Yourcenar était prête à entreprendre enfin le voyage vers le Japon. Elle arriva dans ce pays chargée de connaissances et libre de toute illusion. A contrario des autres visiteurs, elle n’entretenait pas de rêverie exotique sur cette civilisation, aussi était-elle prête à l’accepter telle qu’elle était ; au point d’en concevoir moins de déceptions. Elle savait combien il était difficile de juger une autre civilisation que la sienne, envers laquelle l’attrait ou la méfiance envers l’exotisme entrent en jeu. Elle se garda bien de juger et se contenta de décrire ce qu’elle voyait ; observant par exemple, que Tôkyô n’était pas une ville, mais une grappe de villes. Elle prit aussi le temps d’une réflexion sur le bonheur et le malheur recouvrant cet endroit magnifique qu’est Matsushima à Tôkyô. Yourcenar était particulièrement fascinée par l’art dramatique japonais. Elle se sentait proche de l’esprit qui a inspiré le théâtre nô, puisqu’elle trouvait que les nôs constituent l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel .C’est dans ce lieu quasi-magique qu’elle rencontra le grand acteur Onnagata – acteur travesti du théâtre Kabuki – Tamasaburô Bandô et s’intéressa à sa personne ; car il avait lu la traduction japonaise des Mémoires d’Hadrien et avait beaucoup aimé l’histoire et le texte. Séduit, ce célèbre comédien qui incarnait des femmes sur scène, lui demanda ce qu’elle trouvait de si sublime entre Antinoüs et Hadrien. Elle lui répondit que c’était l’absorption complète d’Antinoüs dans cet amour : « Neuf années de deuil hantées de souvenirs, peuplées de statues de mort, ponctuées de cérémonies et de fêtes commémoratives, sont sublimes par la durée même du deuil » ; en précisant qu’il n’y avait guère d’exemples d’un tel amour dans l’Histoire. Tamasaburô murmura alors qu’il espérait que quelque chose de pareil lui arriva un jour et Yourcenar lui répondit par un tout petit sourire dubitatif !
Comme Chaplin et Cocteau avant elle, Yourcenar fut captivée par la magie du Kabuki et par sa pure théâtralité. Par contre, elle s’était imprégnée du nô et admirait ce qu’elle regardait. Yourcenar était marquée par son apparence extérieure, quand elle déclara dans un rare moment d’émotion, que celle-ci semblait bien terne à côté de celle de l’acteur asexué Tamasaburô : « Un coup d’œil tombé par hasard sur la glace à trois pans, me montre, à côté de ce visage lisse, mon visage de femme pleine d’années, pétrie de terre, striée comme le sol par la pluie, mais avec au-dedans je ne sais quel feu ».
C’est l’une des rares fois où elle parla des stigmates de l’âge, dans un théâtre japonais, avec un ton teinté de mégalomanie et d’une certaine amertume. C’est accompagnée de son jeune ami, qui portait allègrement sa trentaine d’années, que Yourcenar – à un âge mûr – découvre librement le Japon qu’elle était venue voir et contempler, dans une perspective assurée de pouvoir visiter tout ce qui lui plaisait, même les lieux sordides et de débauche, ce qu’elle ne manqua pas de faire ostensiblement. Elle allait donc partout, emmitouflée dans son châle de laine à larges mailles qui avait la même couleur que ses yeux d’un bleu azur et escortée de ses acolytes qui sont au nombre de trois : le diplomate français, Jerry Wilson et puis un autre ami européen.
Cette pérégrination semble compréhensible dans le monde intime yourcenarien ; qu’on disait parfois olympien ; mais qui était trop humain pour cela. Elle avait les idées larges et était ouverte sur les autres. Ainsi, Marguerite et Jerry se déplacèrent partout et s’intéressèrent à tout ce qu’ils visitèrent. Elle prenait souvent des notes s’inspirant – non pas de ce qu’elle s’attendait à voir – mais de ce qu’elle percevait, de sensoriel et de palpable, de nouveau et d’insolite, dans un journal qu’elle feuilletait silencieusement le soir, avant de se blottir dans ses rêves de nuit.
Il est certain que l’accès au Pays de la Terre Pure lui était pénible ; mais cela ne l’empêcha pas d’estimer que jamais l’idée du mélange, de multiplicité et d’unités divines n’avait été aussi mieux exprimée. Parfois, elle admettait pourtant que le Japon était le pays le plus éprouvant qu’elle ait jamais tenté de comprendre ; quand elle posait des questions sur des « choses » assez simples et qu’on se contentait de lui répondre en souriant et en inclinant la tête d’un air sceptique, ce qui déroutait ces deux visiteurs étrangers ; incapables de discerner l’approbation ou la désapprobation de leurs hôtes.
Certes, Yourcenar n’avait pas le langage adéquat dans ce pays : la conversation telle qu’elle l’entendait n’existe pas au Japon et elle se trouve souvent confrontée à l’incompréhension ou à la dérobade. Il lui était donc difficile de communiquer avec les Japonais, ce n’était pas seulement une question de langue, car les nippons ne possèdent pas cette faculté de perception spécifique aux méditerranéens et à d’autres populations nimbées de soleil et de luminosité. Quoi qu’il en soit, même s’il ne répondit pas à ses interrogations en s’y défilant constamment, le Japon résonna en elle et l’intrigua, au point qu’elle annota dans son journal de voyage : « Il est tard. […] […] Dans le malheur pour autant qu’on le peut, le courage tient lieu du soleil »7 . De telles émotions ne sont pas l’apanage du Japon, elles sont le don fait à tout voyageur, la récompense inattendue au visiteur, mais on les reçoit avec libéralité dans ce pays, même si uniquement les voyageurs frénétiques arrivent à les saisir avec un grand bonheur d’expression.
Avant et à son arrivée au Japon, Yourcenar s’inquiétait de ce que ses contacts officiels à l’ambassade de France à Tôkyô ne la laisseraient peut-être pas découvrir librement le Japon qu’elle était venue voir. Elle donna une série de conférences dans les universités japonaises comme elle le fit dans les années 40 et 50 à Harvard et Cambridge, Il faut dire que, malgré le grand âge, Marguerite Yourcenar avait le regard curieux et l’esprit lucide et elle décida de passer une soirée délurée avec son compagnon Jerry Wilson et cela par une fraîche nuit du mois d’Octobre.
Au cours du dîner, la discussion s’avéra véhémente puisqu’ils comparèrent leurs goûts respectifs, sur les qualités des spectacles de nô et de Kabuki auxquels ils avaient déjà assisté. Marguerite exposa, d’un air mi-espiègle mi-indulgent, les raisons pour lesquelles elle préférait le nô, alors que Jerry déclara avec obstination qu’il ne l’aimait pas du tout. Et le monsieur américain qui les accompagnait – Donald RICHIE – qui vivait au Japon depuis 1947 et avait accueilli des célébrités, profita de ce « chahut » pour satisfaire sa curiosité et leur demanda comment ils s’étaient rencontrés. Yourcenar répondit que c’était en 1978, qu’elle avait rencontré ce photographe d’origine américaine qui parlait impeccablement le français, lors du tournage d’une émission de TF1 à Mont Désert dans sa petite maison de Petite plaisance, que l’émission a été un désastre complet, que le coup de foudre a été réciproque et l’entente parfaite. Elle vanta sa chance- après la disparition de Grace en 1979- d’avoir croisé cette personne dévouée et attentionnée, puisque Jerry ne la quittait pas d’une semelle, et elle passa outre les rapports sensuels véridiques, malgré les dénégations de certains critiques malveillants ! Ensuite, la conversation dévia sur ses fonctions pleines au sein de l’Académie française, qu’elle ne remplissait aucunement, puisqu’elle n’y allait jamais et n’en percevait pas un seul centime.
Nous rappelons que l’écrivaine a été reçue à cette honorable institution – en 1981 – sur investigation acharnée de Monsieur Jean D’Ormesson ; créant ainsi un véritable tollé soulevé par l’élection d’une femme au sein d’une assemblée « de club de vieux monsieur misogynes ». Ce sont ses propres mots, car elle se montrait assez peu soucieuse de ménager des hommes qui l’avaient étrillée et elle snoba volontairement les travaux de l’Académie, puisqu’elle ne s’y rendit qu’à l’occasion d’une séance protocolaire, qui se déroulait le jeudi, estimant que l’ambiance était gâteuse, ludique et masculine en proférant des insanités tel que le fait de n’en tirer aucun bénéfice financier ou spirituel. J’ajoute que les Académiciens lui firent payer cher cette attitude hostile et dédaigneuse ; puisqu’aucun membre de cette « honorable institution » ne fut présent à ces funérailles …
Tout de suite après le dîner ; Yourcenar et Jerry improvisèrent un programme de visite des « lieux de plaisir » de Tôkyô ; surtout ceux où les Onnagata se réunissaient pour boire un dernier verre, après leurs représentations de spectacle. Mais leur guide européen leur expliqua qu’il existait d’autres endroits presque Onnagata, qui ouvraient tard la nuit, assez coûteux à visiter et fréquentés par des jeunes hommes plus féminins qu’une femme ordinaire. Ils s’empressèrent d’acquiescer et d’aller, le samedi soir, au bar travesti le plus élégant de Tôkyô. Le spectacle était magique et valait bien le déplacement, puisqu’ils assistèrent à une parade de jeunes hommes habillés en kimono et coiffés de perruques aux couleurs chatoyantes. Ces artistes travestis jouèrent au shamisen8 , chantèrent et dansèrent d’une manière quasi-féminine aussi parfaite que celle du Kabuki, imitant à la perfection leurs gestes et leurs mimiques. Ces Convives fixaient le spectacle avec attention et amusement ; et la conversation porta évidemment à la fin, sur la sexualité et ses divergences. Etant un « amateur éclairé » en la matière, Yourcenar aborda le sujet avec les mêmes éruditions et distance affectées qu’elle avait réservées aux discussions sur les coiffures des prostituées, la meilleure façon de cuire le riz ou de pétrir le pain. La conversation dévia ensuite sur Mishima et Yourcenar apprit, avec un plaisir évident de la bouche de ses hôtes, qu’il avait lu les Mémoires d’Hadrien dans leur traduction anglaise de 1954 et qu’il en avait nourri l’imaginaire de son œuvre. Il avait même songé à traduire cette œuvre contemporaine qu’il avait tant admirée ; mais le temps l’en empêcha ! Quand Jerry demanda si la femme de Mishima était au courant de ses goûts homosexuels ; Yourcenar y répondit par l’affirmative et déclara qu’elle le savait certainement sans vouloir le savoir ou se l’avouer, comme la personne elle-même d’ailleurs, en citant le cas similaire de l’écrivain Henry James (1843-1916). Il est certain que préférer ne pas savoir est aussi compréhensible que de vouloir savoir et que ne pas admettre sa propre homosexualité est tout aussi normal que cette homosexualité latente et refoulée au fond de soi.
Yourcenar détonna, par son propos, lorsqu’elle s’interrogea à voix haute quant à la profondeur des sentiments de la femme de Mishima pour son époux, étant donné qu’elle lui avait survécu. Alors son hôte américain, dans l’espoir de lui soutirer des confidences, lui glissa délicatement qu’elle aussi avait survécu à des expériences douloureuses et à des passions inassouvies dans sa jeunesse – d’ailleurs exprimés ouvertement dans le recueil « Feux » (paru chez Grasset en 1936) – mais elle se déroba, comme toujours, à toute réponse révélatrice sur ses sentiments personnels et déclara évasivement : « C’était une époque difficile, on ne peut pas comparer » ; le laissant sur sa faim et le débat fut ainsi clos. Cette soirée d’émerveillement se prolongea jusqu’à 4 heures du matin, les verres furent de nouveau remplis et la discussion générale bifurqua sur les « monuments » de l’histoire du Japon ; sur les prêtres et les postulants, sur les samouraïs et les petits pages japonais.
Je crois qu’au Japon ; pour se sentir suffisamment libre, on peut et on doit pouvoir se débarrasser de ses préjugés et des idées préconçues : lorsque n’importe quel visiteur, profane ou amateur de richesses culturelles, se trouve confronté à l’impossibilité de partager les traditions et coutumes du peuple japonais ordinaire qui l’a accueilli. Les yeux grands ouverts ; Marguerite Yourcenar s’est attelée à la rude tâche de prendre des notes concises ; sur son carnet de voyage au Japon en 1982, de ce qu’elle a contemplé dans son entourage et d’y raconter les beautés des paysages et des sites qu’elle avait vus.
V- Conclusion
Yourcenar quitta donc le Japon après deux mois de séjour, rassérénée mais assez perplexe sur la mentalité et la culture du peuple japonais ; avec pour prochaine destination l’Inde où Jerry allait tomber malade avant de décéder en février 1986, des suites du sida. Elle en fut profondément malheureuse et décida, en juin 1986, de revenir sur les traces des lieux qu’ils avaient visités ensemble.
Elle-même s’éteignait à son tour – le 17 décembre 1987 – à l’île des Monts déserts ; laissant en souvenir l’image de la dernière et plus grande descendance d’une longue lignée d’écrivains-visiteurs au Japon.
Références Bibliographiques
Œuvres de Marguerite Yourcenar :
- Essais et mémoires, Paris, Editions Gallimard, 1991 ; Tome II de la pléiade, NRF.
- Œuvres romanesques, Paris, Editions Gallimard, 1982, 1363 pages, NRF, tome I de la bibliothèque de la pléiade.
- Les Yeux Ouverts, Entretiens avec Mathieu Galey, Paris, Editions du Centurion, 1980, 336 pages.
- Marguerite Yourcenar : Personnages entre mythe et histoire, Entretiens avec Patrick de Rosbo, INA/RADIO France, Paris, 1971.
Ouvrages sur Marguerite Yourcenar :
- Anderson (Kasja) : le don sombre : le thème de la mort dans quatre romans de Marguerite Yourcenar, Uppsala ; Ed. Uppsala Universitet. 1989, 274 pages.
- Ballard (Jean) : Mémoires d’Hadrien par Marguerite Yourcenar. Les Cahiers du Sud n° 310 ; 1951, pp : 29 à 35.
- Berthelot (Anne) : L’Œuvre au Noir, Paris, Ed. Nathan, Coll. Balises dirigée par Henri Mitterrand, 1993, 127 pages.
- Bernier (Yvon) : En mémoire d’une souveraine : Marguerite Yourcenar. Montréal, Ed. Boréal, 190, 168 pages.
- Bloch–Dano (Evelyne): « Maisons d’écrivains : Marguerite Yourcenar à Petite Plaisance » ; Le Magazine littéraire n° 436, Novembre 2004, p. 24.
- Delcroix (Maurice) : Marguerite Yourcenar : Portrait d’une voix. Vingt-trois entretiens (1952-1987).
- Discours de réception de Madame Marguerite Yourcenar à l’Académie française et réponse de M. Jean D’Ormesson, Ed. Gallimard, Paris, 1981, 87 pages.
- Duché (Jean) : L’Empereur Hadrien vient enfin de dicter ses mémoires … qu’une Française de New York a recueillis, Le Figaro Littéraire n° 207, 209 décembre 1951. p. 8.
- Emmanuel (Pierre) : Un roman historique : Les Mémoires d’Hadrien, La Revue Nation Belge, du 5 Janvier 1952.
- Fouchet (Max–Pol) : Un Empereur se penche sur son passé, Journal Carrefour du 9 Janvier 1952.
- Guslevic (Caroline) : Etude sur Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien ; Paris, Ed. Ellipses. Coll. : Résonances 1999 ; 50 pages.
- Goslar (Michèle) : Le Visage Secret de Marguerite Yourcenar, Ed. La Renaissance du livre ; Belgique, 2001, 47 pages.
- Henriot (Emile) : Mémoires supposés d’une empereur romain. Journal Le Monde du 9 Janvier 1952, p. 7.
- Julien (Anne–Yvonne) : Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre. Ed. Ecriture PUF, octobre 2002, 287 pages.
- Peuchemard (Jacques) : Marguerite Yourcenar fait de l’empereur Hadrien un grand mémorialiste. Revue Arts, 28 décembre 1951.
1 Yourcenar, M., L’Œuvre au Noir : La vie Immobile, deuxième partie, pp. 672 à 780.
2 Yourcenar, M., Propos tirés de ses entretiens avec Mathieu Galey ; Ed. Le Centurion, 1980, pp. 324.
3 Op.Cit. p. 325.
4 Yourcenar, M., l’Œuvre au Noir, Œuvres romanesques, tome I de la Bibliothèque de la Pléiade, page 774.
5 Op.Cit. p. 773.
6 Je cite l’essai de Paul Claudel sur le nô auquel Marguerite Yourcenar fait référence, et intitulé : L’oiseau noir sous le soleil levant, écrit au Japon entre 1923 et 1925.
7 Il s’agit d’une note du Carnet de voyages non précisée du séjour que Yourcenar effectua au Japon d’Octobre à Décembre 1982.
8 Un instrument de musique japonais traditionnel de la famille du banjo.