J’avais fait un voyage d’études d’un mois en France avec des collègues. Nous partîmes en week-end en voiture à Nice et louâmes une voiture afin de visiter la région et ses merveilles pittoresques. En parcourant les villages environnants, mon attention fut attirée par un impressionnant village médiéval, juché en haut d’une montagne, je proposais à mes amis de faire un détour pour nous y arrêter un moment. C’était un endroit chargé d’histoire et marqué par l’aune du passé.
C’est dans ce village d’Eze que le philosophe allemand Nietzsche séjourna pendant un mois entier en 1883, rédigeant la dernière partie de son fameux texte : « Ainsi parlait Zarathoustra ».
Je décidais de suivre sa trace, en empruntant son itinéraire de méditation et de promenade, avant de grimper une à une les vieilles marches de l’escalier serpenté qui mènent au cœur du village. Sur le chemin, je m’assis sur un banc public taillé en bois dur, où il avait l’habitude de s’y reposer avant de prendre la piste sablonneuse et sinueuse qui menait tout droit à la mer. Un banc rustique surplombe la mer bleu azur aux couleurs changeantes comme l’eau de vie, dépassant le chemin tortueux qui dévalait en pente et accédant à une plage lumineuse : le Cap d’Eze.
Je contemplais, à ma gauche, le fier et hautain fief mauresque d’Eze. Il se dressait monumentalement sur le rocher, teinté d’une couleur marron cendre qui le recouvrait de majesté. Ses constructions médiévales, ornées de tours et de tourelles, ses illustres donjons et sa fameuse église débouchaient, à travers le dédale des rues étroites, sur un splendide jardin rempli de plantes sauvages et grasses. Cette vue splendide offrait un spectacle quasi irréel, relevant du jardin d’éden et de la légende de cap et d’épée.
Je scrutais l’ensemble, fourrant mon nez partout. Je parcourus l’ancien château transformé en hôtel de luxe avec ses immenses terrasses ; les petits coins féériques parsemés de boutiques remplies d’objets de collection, de souvenirs et de galeries d’art. Je ne cessais de monter, de gravir les escaliers comme un voyageur ébréché qui remonte l’horloge du temps, à la recherche de ses sensations perdues. Celui d’un moi épars dans le temps médiéval, qui est celui du XIIème siècle. Je m’arrêtais devant la porte des Maures, nichée dans un coin invisible du château. D’après la légende, elle fut occultée intentionnellement, car la cité fut envahie par nos ancêtres maures, les sarrasins. Elle était nantie d’une petite porte en fer qui ouvre sur une vaste prairie verte ; un endroit désert qui m’émeut profondément. J’avais l’impression soudaine que les portes du paradis s’ouvraient devant moi, prouvant ainsi l’entrée quasi-divine des Maures en l’an quatre-vingt dix. Ils occupèrent la cité pendant prés d’un siècle jusqu’à l’an 1701, créant ainsi une prestigieuse cité mauresque. Mon royaume à moi, royaume des cieux et des lieux sacrés, qui me faisait joyeusement remonter et redescendre les innombrables strates du temps écoulé.
Je me sentais soudain aérien, inconsistant et léger. Je suis à la fois décalé, hors du temps et de l’espace, intercalé entre les feuillets des multiples civilisations qui y ont accédé. Je me sens proche tout d’un coup d’un Lamartine clamant ses vers, debout sur les hauteurs de la falaise, d’un Hugo qui attend le retour de mer de sa chère Léopoldine.
Je me perds dans la limpidité du ciel bleu, noie mon regard brumeux dans l’écumeuse mer qui déverse ses vagues ondulantes. Je suis un hurluberlu à la fois ébloui et éberlué par la notion du temps qui ravage tout sur son passage et qui a pourtant préservé ce trésor médiéval. Je suis écrasé par la majesté du lieu et par l’âge des pierres. Ma pensée sombre dans des vertiges incontournables et s’oriente vers des océans indéfinissables.
JE RESPIRE LE VENT ET je halète, je m’arrête le souffle coupé. Soudain, la brise déchire l’air pur et dévaste mes poumons dépurifiés, la hauteur du site perturbe mon équilibre mental. Le temps médiéval imprègne mon esprit et ronge mon être. Je suffoque de tant de beauté vertigineuse, dévale à toute allure le vieil escalier et me retrouve dans une ruelle tortueuse pareille à ma douleur tortilleuse. Evoquant Dionysos et Bacchus, j’essaie de sauver ma peau, ce qui reste de mon corps disloqué et de mon âme perdue. Je me retrouve devant une porte blindée, couleur âcre foncé avec un anneau noir accroché qui fait trembler les panneaux de mon être verrouillé. Mon cœur bat la chamade.
J’attends la délivrance, je crains le châtiment, j’exècre la piété et raffole de volupté. Je me dirige vers la plate-forme du village, qui abrite l’antique et austère grande cathédrale. A l’intérieur, une femme hors du temps, entonne un air musical à forte résonance religieuse. Le cantique interprété foudroie mes sens. Je transpire, je balbutie, j’ahane et je dégage tout ce que j’ai emmagasiné de beauté, de douleur et d’anxiété.
Je fais quelques pas à l’extérieur et je me recueille sur la tombe du comédien Francis Blanche, natif de la région. Déjà, je m’éloigne d’un pas rapide, grave, j’aspire à me détacher d’Eze, l’immuable, l’insurmontable. Mon calvaire arrive enfin à terme et mes sensations s’évaporent en larges fumées. Je retrouve mes sens, mes mouvements, mes odeurs et fouille dans ma mémoire afin de retrouver mes souvenirs intacts.