La bataille est terminée. Pour le moment. Le gouvernement Fakhfakh est constitué, et obtiendra probablement la confiance de l’Assemblée de représentants du peuple. Avec la fin de la confrontation, par moments très dure, qui s’est déroulée sous nos yeux commence une nouvelle phase.
Nous n’avons pas ici l’intention de décortiquer cette confrontation : nous y reviendrons seulement pour essayer d’en comprendre la signification et la portée, car il s’agissait de la première confrontation au sommet entre deux personnages (ou groupes de personnages) de premier plan dans la vie politique du pays.
Sans revenir sur ce qui a pu être dit à un moment ou un autre, force est de constater que le conflit, qui portait au fond sur les rôles respectifs des uns et des autres, a emprunté le chemin de la définition de la légitimité constitutionnelle de l’un ou l’autre des protagonistes : légitimité du pouvoir législatif (les élus du peuple) contre légitimité du pouvoir exécutif (l’élu du peuple et le chef désigné du gouvernement). Cette contradiction apparente est en principe résolue dans le texte de la Constitution qui spécifie bien les rôles respectifs des uns et de l’autre.
Mais ceux qui se prévalaient de la représentation au moyen des élections législatives ont introduit dans le débat une dimension politique extra-constitutionnelle : selon eux, le gouvernement devait exprimer une unité nationale, c’est-à-dire de tous les partis politiques. Nous reviendrons sur le sens de cette exigence, brandie tout au long du conflit. Et ceux qui avançaient cette revendication prétendaient naturellement exprimer la volonté du peuple, c’est-à-dire des partis politiques. Du côté opposé, on s’en tenait au texte de la constitution, qui excluait toute considération conjoncturelle, politique ou autre.
On ne démêlait pas vraiment si le président de l’ARP agissait en tant que tel ou en tant que président d’un parti. Mais il était clair qu’il posait son autorité comme supérieure à celle du Président de la république, ce qui est contraire aux textes. En fait, cette situation est le résultat d’une caractéristique de la constitution qui spécifie que, si le Président de l’ARP est élu par des députés, eux-mêmes en majorité représentants de partis politiques, le Président de la république est élu directement au suffrage universel.
Cela ne gênait pas les partis politiques, sûrs que les candidats à ce poste n’auraient aucune chance d’être élus s’ils n’étaient pas présentés par un parti politique. On n’avait pas envisagé le cas qui s’est produit, un candidat complètement indépendant, élu avec une très grosse majorité, ce qui exprimait un désaveu réel des partis politiques par le peuple, qu’on avait également perçu dans les élections législatives.
La contradiction passait dès lors à un autre niveau : c’était celle qui opposait une assemblée issue de partis politiques, dont il était clair qu’ils ne pouvaient prendre le risque d’élections anticipées où ils perdraient encore plus de légitimité, et un Président assuré de l’appui populaire et de sa légitimité constitutionnelle : l’issue était prévisible : quelles que soient les fanfaronnades des représentants politiques des partis, ils ne pouvaient que céder…
Mais avec cette issue, le conflit est-il terminé ? Il semble que non. Sans être complètement affirmatif, on peut penser que des partis politiques qui, pendant neuf ans, n’avaient rien fait pour résoudre les problèmes du pays alors qu’ils étaient au pouvoir, n’ont guère de chance d’être touchés par la grâce et d’abandonner les comportements qui leur garantissaient privilèges et pouvoir, et qu’ils ne pourront pas récupérer la confiance populaire… Et l’idée d’unité nationale, donc des partis politiques, ne va pas dans le sens d’une clarification, sauf si cette unité était dirigée par un des partis
Dans ce cas, l’opposition larvée entre les deux pouvoirs (législatif et exécutif) est appelée à durer, jusqu’à ce que l’un des deux change. La révolution de 2011 avait commencé à détruire l’Etat. Les élections de 2019 ont commencé à reconstruire un nouvel Etat, dont un des pouvoirs, le pouvoir exécutif, se place aujourd’hui résolument sur les positions du peuple, et a mis dans son programme une réforme constitutionnelle qui, par une véritable décentralisation, rendrait au peuple le contrôle du pouvoir législatif, et permettrait un assainissement du pouvoir judiciaire.
Si le Président et le gouvernement tiennent bon, ce qui suppose la satisfaction des demandes populaires, en premier lieu la lutte contre la corruption, mais aussi le rétablissement de la dignité du peuple, des réalisations dans les domaines économiques et social, et des mesures d’assainissement dans tous les domaines, alors il y a des chances que la révolution tunisienne fasse un grand bond en avant.