Parce que bizarrement, dans ma vie de salariée qui remonte pourtant à des temps où le droit du travail était nettement moins assoupli qu’aujourd’hui, je n’ai jamais eu l’impression que les patrons étaient tellement brimés dans leurs élans dictatoriaux.
De l’intériorisation de la loi
Toute cette Loi travail est bâtie sur un immense malentendu : celui qui voudrait nous faire croire que la vraie vie se passe comme sur le papier et que chacun d’entre nous se comporte exactement comme cela est prescrit dans les modèles économiques, les études de marché ou les Tables de la loi.
Il est vrai que lors de plusieurs séjours chez nos voisins teutons, j’avais été éberluée par leur tendance lourde à vouloir tendre le plus possible vers la conformité règlementaire et j’avais été impressionnée par l’absence de piétons anarchistes traversant une rue déserte quand le petit bonhomme est rouge.
Cela dit, ils ont quand même une police, des prisons et des syndicats qui laissent penser que tout ne se déroule pas dans le calme et l’ordre auxquels l’humain civilisé peut légitiment aspirer.
Étant gosse en zone frontalière, j’avais aussi remarqué que nos voisins suisses — tellement policés dans leur pays à vaches violettes — relâchaient nettement leur autodiscipline dès qu’ils passaient la frontière et se permettaient des comportements délinquants dès qu’ils respiraient notre anarchique air latin, comme jeter des papiers par terre ou griller les feux rouges en passant par les trottoirs, selon l’inspiration du moment.
Raymond Boudon — que j’ai eu comme directeur de recherche — a beaucoup travaillé sur la manière dont les agents et les sociétés se comportent vis-à-vis des règles qu’ils sécrètent si abondamment. Il disait fort justement que le respect des règles ne pouvait se limiter à la peur du gendarme et que pour qu’une loi soit respectée, il fallait avant tout que la population la juge nécessaire et surtout, légitime.
Il donnait pour exemple le respect de la signalisation routière : si beaucoup de gens s’estiment brimés par les limitations de vitesse et les transgressent donc régulièrement, l’écrasante majorité des conducteurs choisit de respecter systématiquement les feux tricolores. Boudon attribuait la différence moins à la peur du gendarme qu’au fait que tout le monde est implicitement d’accord pour penser qu’il est immédiatement plus prudent et rentable de respecter cette signalisation plutôt que d’y déroger.
Dans sa vision de la société, les bonnes règles étaient intériorisées et totalement respectées pendant que les mauvaises étaient systématiquement transgressées.
L’esprit et la lettre
Concrètement, le Code du travail souffre d’une profonde contradiction interne et c’est ce qui le rend si contraignant aux yeux des exploiteurs et si peu efficace à ceux des exploités. D’un côté, il confirme la subordination de l’employé à l’employeur et de l’autre, il prétend borner ce pouvoir pour ne pas le rendre trop insupportable.
Dans les faits, les entreprises sont avant tout des sociétés ultra hiérarchisées qui fonctionnent strictement sur un modèle féodal et forcément, le législateur y est essentiellement vu comme un perturbateur, un empêcheur d’exploiter en rond. On a un peu le même problème avec le concept de propriété privée qui est fondamentalement incompatible avec une démocratie réelle.
Donc, il y a le Code du travail, avec son temps de travail, son salaire minimum, la sécurité, la santé, la formation, et de l’autre, il y a l’entreprise et les milliers de gus qui grattent à la porte pour y décrocher le contrat qui leur permettra de survivre un peu dans une société où tous les besoins fondamentaux sont marchandisés.
Alors, sans qu’il y ait forcément la mise en place d’un rapport de forces très voyant, tout le monde se met assez rapidement d’accord sur les petites entorses que l’on peut faire à la loi. Et on le fait tous : on reste 10 minutes avant ou après l’horaire, parce qu’on n’est pas des robots. On pointe au doigt mouillé, on accepte de fermer les yeux sur telle période de bourre. On échange des jours contre de la récup’. Bref, on se fait de petits arrangements entre ennemis, ce qui bétonne une paix sociale qui s’avèrera finalement factice le jour où l’on demande le retour d’ascenseur, comme partir plus tôt parce que le gosse a la grippe : ah, mais voilà, ça tombe mal, on a besoin de vous et puis il y a des horaires quand même…
En fait, le Code du travail tel qu’il existe est déjà relativement peu respecté de part et d’autre, parce que l’on aime croire — justement — qu’il est possible d’aménager des assouplissements de gré à gré, parce qu’on n’est pas des sauvages quand même et que l’on peut toujours négocier.
Et de fil en aiguille, la réalité du travail, ça revient quand même beaucoup à l’émergence de zones de non-droit à divers degrés, en fonction du bon vouloir du prince.
Cet effacement de la règle et de la loi est d’autant plus simple que le régime des contrôles et des sanctions est lui, distant, complexe et démuni. Les rangs de l’Inspection du travail ont été réduits à la portion congrue et la représentation syndicale reste purement une vue de l’esprit dans la majorité des entreprises, dont la taille leur permet précisément de déjà déroger à nombre de contraintes pseudodémocratiques.
La loi du marché
Au final, nous avons déjà un corpus législatif considéré comme peu légitime par tous ceux qui croient mordicus à la loi du marché et qui se sentent d’autant plus habilités à contourner et à tricher. Et là-dessus, nous avons une peur du gendarme totalement inexistante, tant l’impunité est la règle dans le monde des entreprises, y compris quand il y a mort d’hommes.
Mon tout fait du monde du travail une jungle immonde où la majorité des millions de salariés est malheureuse, fatiguée, malade, déprimée, insatisfaite et doit se droguer pour continuer à supporter ses conditions de travail et où le patronat obtient satisfaction quand il demande d’avoir les coudées franches. C’est-à-dire un monde où la seule loi est la loi du marché. La loi du marché étant très concrètement la loi des plus riches.
Autrement dit, ça va forcément mal finir.