S’il y a bien une chose que nous apprend l’appel au blocage du 17 novembre, c’est que les fractures sociales évoquées depuis plus de 20 ans par les politiques de tous bords sont à présent bien consommées. La question n’est pas tant de savoir ce qu’il faut faire ce samedi-là que de découvrir ce que cela fait ressortir comme fantasmes et représentations sociales de part et d’autre, des failles à présent béantes qui ont atomisé notre tissu social et qui nous empêchent à présent totalement de faire société.
Depuis que l’idée de foutre le bordel pour protester contre la taxation du carburant déborde tous les cadres habituels de la contestation, il n’y a plus que colère, invectives et mépris réciproques qui s’étalent complaisamment, non seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les médias.
L’an dernier, déjà sur Facebook, Jacline versait par ailleurs dans le conspirationnisme… Elle écrivait qu’elle observait dans le ciel « les chemtrails », référence à la théorie affirmant que les traînées blanches laissées par les avions proviennent de produits chimiques que les gouvernements répandent en secret…
Si l’on résume, Jacline est donc une accordéoniste hypnotiseuse complotiste. Et, pourtant, depuis sa vidéo, tout le monde la prend très au sérieux.
Jacline Mouraud, la nouvelle tête d’affiche de la contestation sociale ?, Frédéric Pommier, France Inter, 9 novembre 2018.
C’est vrai que Jacline — sans Q —, elle n’a pas le profil pour le job d’icône d’un mouvement social. C’est même plutôt le genre de personne qu’on ne voit pas des masses, qu’on n’entend pas des masses, dont on ne parle pas des masses non plus, le ventre mou de la classe populaire périphérique qui s’imagine moyenne et dont tout le monde se bat les steaks assez violemment depuis pas mal d’années, le dessous de l’iceberg démocratique, trop occupé à mener sa vie dans son coin, un peu égoïstement, ce genre de personne que les médias ne convoquent que pour conspuer l’immobilisme, souligner les insuffisances ou moquer le mode de vie.
En fait, elle fait partie de ces gens dont on attend surtout qu’ils bossent, qu’ils remboursent leurs crédits et qu’ils ne la ramènent pas, qu’ils fassent tourner le système économique, assez concrètement, mais sans faire chier avec leurs petits problèmes de gens de rien.
L’effet bulle
Ce qui est frappant, ce sont les réactions à cette histoire et la profonde division de notre société qu’elles révèlent.
D’un côté, il y a ceux qui assument d’autant mieux l’augmentation du prix des carburants et le discours pseudo-écolo qui va avec qu’ils ne sont pas concernés. Parce que dès que l’on creuse un peu, on découvre que l’écrasante majorité des pourfendeurs du mouvement sont des urbains, c’est-à-dire des personnes qui ont plutôt intérêt à se passer de véhicule personnel, ce qui est d’autant plus aisé pour eux qu’ils bénéficient de l’intermodalité des transports en commun.
Mais surtout, il devient assez vite évident que derrière les critiques d’un manque de conscience écologique ou d’une absence de sens des priorités dans les contestations, se cache un classisme assez peu reluisant qui consiste grossièrement à considérer comme complètement cons, primaires et risibles tous ceux qui ne partagent pas le même mode de vie, les mêmes idées, la même conception du monde : Ceux qui ne sont pas comme moi sont juste de gros beaufs !
De l’autre côté, on a la population des périphéries, ceux qui sont rejetés toujours plus loin des commodités et des boulots qualifiés par la spéculation immobilière et un ordre social de plus en plus inégalitaire et brutal, que l’on estime comme dispensables, surnuméraires, que l’on assigne aux jobs de larbins, de nouvelles domesticités au service du bienêtre et du confort des premiers de cordée.
Deux mondes qui ne se parlent plus, ne se voient plus, ne se comprennent plus et se détestent de plus en plus fermement. Deux mondes qui sont pourtant embarqués sur le même bateau qui coule, même si tout le monde n’a pas le cul qui trempe à la même vitesse.
Diviser pour mieux régner
Les choses sont toujours plus complexes qu’elles ne le paraissent au premier abord, et un peu comme pour le TCE, on ne peut limiter la réflexion qu’au simple : j’y vais ou je n’y vais pas ?
Quand on y pense, voilà des années que les forces contestataires canal historique peinent à mobiliser même le pré carré des militants convaincus, épuisés par une longue succession d’échecs politiques et de reculs sociétaux sans précédent et maintenant que le petit peuple des indifférents décide d’y aller, tout le monde fait la fine bouche, parce que franchement, il y a d’autres combats, plus importants à mener, qu’il y a les nervis d’extrême-droite qui tentent de ramener la couverture à eux, parce que c’est un peu le bordel, tout ça, parce que ces gens n’ont aucune culture politique, parce moi, le samedi, je peux pas, je préfère en semaine…
Sérieusement ?
On peut vraiment se permettre de faire la fine bouche, là, de traiter les gens par le mépris et de chouiner ensuite qu’ils ne sont pas assez combatifs ?
« Les syndicats sont hésitants face à cette grogne populaire, les partis de gauche louvoyants. De leur côté, les associations écologistes, regroupées au sein du Réseau climat, ont apporté un – très prudent – soutien à la mesure, y voyant un «outil indispensable pour libérer notre pays de son addiction au pétrole», tout en admettant la «vulnérabilité des Français aux prix du carburant» et en invitant le gouvernement Macron à prendre des mesures pour financer des alternatives à la voiture ou à aider celles et ceux qui ne peuvent pas s’en passer.
Car c’est bien là que le bât blesse. Ce qui est présenté comme une taxe écologique n’est en fait qu’un transfert de la fiscalité des riches sur les pauvres. Elle pèsera cinq fois plus sur les revenus des 10 % des ménages les plus modestes que sur les 10 % les plus nantis1. En d’autres mots, il s’agit de reprendre dans la poche des automobilistes ce qui a été donné aux plus riches via la suppression de l’ISF. »
Gilets et rires jaunes, par Philippe Bach, Le Courrier, 13 novembre 2018
Le dessous des cartes
Finalement, que raconte ce mouvement, que nous réclament ces Homos automobilis, si ce n’est que la simple prise en compte de la réalité quotidienne des invisibles de la République, des surnuméraires de l’économie globale, laquelle se veut urbaine, connectée, éduquée et bénéficiaire du meilleur de la mondialisation ?
Le prix du carburant, c’est juste la goutte d’eau qui fait déborder le vase des laissés pour compte, des perdants de la fin de l’égalité territoriale qui a si longtemps été le ciment de notre modèle républicain : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.
Dans mon coin de cambrousse, c’est gilet jaune derrière pratiquement tous les parebrises : les Merco hors d’âge qui ronronnent malgré leurs 500 000 kilomètres au compteur, les 205 brinquebalantes, les BMW rutilantes, les innombrables monospaces des taxi-mamans, les compactes blanches quasi urbaines des commerciaux, dépanneurs, bagnoles de services, les Dacia réputées increvables, les nouveaux pickups bravaches, les pots de yaourts et autres pousse-mémé. Parce que la bagnole n’est pas un culte, pas une frime, pas un affichage, mais c’est la dernière chose qui nous relie encore au monde qui a reflué et se concentre de plus en plus au cœur des villes.
Au bled, nous sommes presque tous des experts en circuits d’Euler, on sait optimiser chaque trajet pour caler le toubib, la sortie de classe des gosses, les courses sans rien oublier, le passage chez les vieux, les horaires microscopiques d’ouverture de la Poste. Nous sommes les rois de la logistique. Parce que si tu oublies un truc, ça peut te couter des dizaines de kilomètres en plus.
D’ailleurs, j’ai bien remarqué, vendredi dernier, quand j’allais à la rencontre de ma fille (oui, celle qui doit aller au lycée dans un autre département !) que plus j’approchais d’une zone urbaine et plus les gilets jaunes se faisaient rares.
Je sais qu’il y a deux France qui ne se calculent même plus, qui ne peuvent même plus se sentir. Je sais que la majorité urbaine considère les territoires périphériques comme des colonies intérieures : tantôt terrains de jeu pour les loisirs, tantôt zones d’exploitation pour les ressources alimentaires des villes, tantôt zones de relégation pour les déchets des villes : les pauvres, les faibles, les vieux, les surplus vivants ou inertes de la consommation élevée au rang d’art de vivre et marqueur social. Je sais qu’ils ne veulent rien savoir de nos écoles fermées, de nos hôpitaux liquidés, de nos services publics reconcentrés, des réseaux en pointillés, de l’Internet ravitaillé par les corbeaux, de nos zones blanches de tout.
Ils ne pensent même plus au vrai prix de leurs commodités quotidiennes. Ils ne pensent pas aux lignes secondaires fermées pour que leurs TGV aillent plus vite d’un centre-ville à un autre, à la noria de camions qui draine chaque jour les produits de la campagne méprisée pour nourrir leurs estomacs blasés par la profusion et la diversité. Ils ne pensent pas aux larbins de la ville qui se lèvent avec la lune dans les cercles les plus extérieurs de l’agglomération juste pour les servir dans la plus parfaite invisibilité.
Ils s’en battent les flancs de la vie ou de l’impact carbone du coursier qui apporte les repas les plus délicats jusque dans leur appartement, du fait que pour qu’ils puissent vivre sans voiture, il faut que des tas d’autres s’enchainent à la leur pour les transporter vers leur avion pour des destinations de rêve. Non, ils ne voient pas les villes qui se ferment, s’isolent, se fortifient, excluent, parce que, pour l’instant, ils sont du bon côté de la rocade ou du périph.
Au final, à quoi ça sert de distribuer de bons ou de mauvais points entre les causes qui mériteraient d’être défendues et les colères qui seraient mal orientées ? À quoi ça sert de renvoyer dos à dos le bouseux enchainé à sa bagnole et son isolement grandissant et l’urbain qui doit pomper comme un Shadock sous amphé pour servir son SMIC mensuel de loyer au proprio ? À quel moment la relégation dans les limbes ou l’entassement dans les citées mortifères ont été des choix raisonnables et consentis par chacun d’entre nous ?
D’un côté comme l’autre, il y a de plus en plus de colère, de plus en plus de rejet d’une politique toujours plus élitiste et excluante, faite par et pour les 10 % les plus privilégiés contre tous les autres. Qu’importe si l’allumette qui se rapproche de la mèche n’est pas craquée dans les bonnes conditions, de la bonne manière ou pour les bonnes raisons.
Il n’y a plus qu’un peuple qui en a marre, qui est en colère et qu’on doit — moins que jamais — laisser seul aux mains des forces politiques qui font leur terreau de la haine des autres.