La question du choix m’obsède depuis longtemps et je me suis rendu compte, à la longue, qu’elle sous-tend fondamentalement notre paysage politique. Dire que tout le monde a tout le temps une multitude de choix comme le consommateur devant un rayon de lessives implique une cosmologie particulièrement différente de ceux qui pensent à contrario que nos existences sont, pour l’essentiel, largement prédéterminées.
La question de la détermination de nos actes est au cœur du livre-fleuve d’Alan Moore, Jérusalem. De son point de vue, le temps est une dimension comme une autre et nous sommes pris dans ses strates de la même manière que le moustique préhistorique dans sa gangue d’ambre.
L’ensemble du temps existe de manière simultanée dans un présent infini et nous avons exactement la même latitude de choix que le diamant qui creuse inlassablement son sillon de vinyle, sans même la possibilité de dérailler parfois.
Entre la vision QCM d’un univers quantique probabiliste et celle du train avalant sa part de rail dans un paysage qu’il ne peut que traverser, il existe la sociologie. Je me demande aujourd’hui jusqu’à quel point j’ai choisi ces études ou plutôt si ce ne sont pas elles qui m’ont été assignées par la conjonction entre mes obsessions et une époque où l’on a voulu favoriser les études supérieures des gueux, précisément pour laisser entendre qu’ils avaient exactement les mêmes choix que les gosses de bourgeois…
Choisis ton camp, camarade!
On ne choisit pas sa famille et encore moins son lieu de naissance. Voilà pourtant le point de départ d’une profonde surdétermination. Selon le pays où l’on a poussé son premier vagissement, selon la classe sociale de ses parents, on peut dire sans trop de risque d’erreur quelles vont être les possibilités de voyager, étudier, s’accomplir d’une personne prise au hasard dans le malstrom humain. Nationalité et classe sociale sont les indicateurs assez indépassables de la valeur même d’une vie humaine et sur ce type de certitude se fracassent tous les rêves d’égalité et de fraternité.
Quelle communauté de choix entre une petite fille syrienne et un petit gars à taches de rousseur de l’Amérique qui gagne ? La première est indésirable sur pratiquement toute la surface de la planète alors que le passeport du second l’invite à jouer à saute-mouton d’un continent à l’autre.
Quelles options convergentes peut-on trouver entre le petit brésilien des favélas et son compatriote bien nanti né quelques centaines de mètres plus loin, dans un quartier de luxe fermé et sécurisé ?
Qu’est-on réellement en capacité de faire quand on est né du mauvais côté de la barrière ? Pire encore : comment sait-on quel côté est le bon ?
Il est toujours facile de désigner l’ennemi. L’ennemi, c’est l’autre.
Le problème, c’est que du point de vue de l’autre, l’ennemi, c’est nous.
Je ne pense pas qu’il existe réellement beaucoup de personnes qui se réveillent le matin en se disant : Cool, je suis dans le camp des méchants! Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer aujourd’hui pour faire chier les gentils ? Ou c’est vraiment trop le pied d’être le dernier des salopards ou le pire des fumiers!
En gros, chacun d’entre nous est plus ou moins convaincu d’être dans le camp des gentils et peut justifier la plupart de ses actes par une quelconque nécessité morale.
Partout.
Tout le temps.
Mon ami le traitre
Le truc, c’est que tu appartiens par défaut au camp dans lequel tu es né et que tu as vachement intérêt à croire que tu as eu un gros coup de cul et que tu es tombé pile-poil chez les chics types. Il y a le fait que tout ce que tu penses et que tu crois t’a été inculqué par les gens du même camp que toi.
Ça aide.
Mais il y a surtout le fait que si tu te rends compte par le miracle d’un esprit critique affuté fort mal à propos, qu’en fait, tu es dans le camp des raclures, tes perspectives deviennent subitement médiocres. Tu as le choix entre rallier le camp des gentils et devenir un traitre — et le traitre restera un traitre à vie dans les deux camps, avec tout ce que ça implique — ou faire profil bas chez les raclures, ce qui fera de toi une raclure doublée d’un lâche.
Là tu viens subitement de tâter du coin de l’esprit toute la puissante fumisterie du concept même de libre arbitre. Le gros de tes options dans la vie a été puissamment déterminé par les propriétaires de l’utérus qui t’a envoyé bouler dans cette vallée de larmes, de merde et de sang.
Quand tu penses comme cela, tu te rends compte que le traitre, c’est souvent le type qui a osé faire un vrai choix.
Et encore!
Si tu repenses deux secondes au père de tous les traitres, il devient rapidement assez évident que Judas n’a jamais vraiment eu le choix. C’est parce qu’il était dans le camp des gentils, parce que Jésus était son meilleur pote et lui faisait carrément plus confiance qu’à tous les autres, qu’il lui a bien fallu faire ce que lui a demandé Jésus.
Car imaginons Judas faisant le choix d’envoyer chier Jésus dans les oliviers. Imaginons donc que Jésus continue à digérer son banquet d’adieu tranquillou avec ses copains vanupieds et poursuit ensuite sa tournée de minisecte en Judée. Pas d’arrestation, de Pilate, de crucifixion et de résurrection. Tout ce petit monde vieillit tranquillement en se pochetronnant à l’eau miraculeuse.
Au mieux, Jésus finit prophète, tout le monde continue à attendre le messie, les chrétiens ne viennent pas achever l’Empire romain déclinant à coups de tatanes, les Juifs ne sont plus des déicides, pas de croisades, de rois de droit divin, d’inquisition, de jésuites, de missionnaires et de toutes les autres conneries qui ont cascadé de l’incident Jésus depuis 2000 ans.
Et s’il faut, on serait même nés dans le camp des gentils…